SONGE INTERTEXTUEL AUTOUR DE LA NOUVELLE FICTION
FRAN‚AISE DANS LE BARRIO CHINO DE BARCELONE.
En marge d'AndrŽ Pieyre de Mandiargues.
(Les
caractres en italiques signalent les noms et les phrases extraits de l'Ïuvre
d'AndrŽ Pieyre de Mandiargues.)
ÉQuelqu'un m'appelle au tŽlŽphone.
Je me trouve au septime Žtage de l'h™tel Tibidabo, appartement 1976, en train d'Žcrire
"El Sue–o", dont le manuscrit grossit de jour en jour depuis mon
arrivŽe au Barrio Chino de Barcelone. Mari, la
protagoniste du livre, sort de l'alc™ve pour rŽpondre ˆ ma place. Je la regarde
avec un dŽsir mlŽ de pitiŽ. Elle est toujours aussi belle que jadis,
lorsqu'elle Žtait ma jeune fiancŽe. Maintenant elle est habillŽe comme l'une
des prostituŽes qui pullulent autour de l'h™tel, entre la Plaa del Teatre et
la rue Escudillers : talons aiguilles, bas noirs ˆ couture, minijupe trs
serrŽe, chemisier largement ouvert sur sa gorge potelŽe. Ses yeux Žmeraude sont
outrageusement maquillŽs, ainsi que ses lvres, dont le rouge vif contraste
avec sa longue chevelure couleur d'Žbne. "Es pa'ti", me dit-elle, en
jargon chilien, me tendant l'appareil et disparaissant ensuite derrire la
porte de la salle de bains. "Un se–or le espera en el vest’bulo",
m'informe le concierge, coupant brusquement la communication. Je descends en
courant les escaliers, nŽgligeant l'ascenseur comme s'il y avait eu le feu dans
l'immeuble.
Me voici au rez-de-chaussŽe, devant mon
visiteur, que je ne connais pas. C'est un homme ‰gŽ, extrmement distinguŽ et
ŽlŽgant, accompagnŽ d'une adolescente en chaussons de souple basane beige,
ressemblants aux kroumirs portŽs par les lycŽennes au gymnase.
Elle est prs de lui comme une monture de louage, un petit ‰ne. Je m'aperois, embarrassŽ, que je suis moi-mme en
pantoufles.
"Pardonnez-moi de vous dŽranger", dit
mon visiteur, me mettant ˆ l'aise comme par enchantement. En effet, une sorte
de vibration apaisante Žmane de son tre. "C'est Claude Faraggi qui m'a
donnŽ votre adresse. Il mÕa dit que vous tes un mŽdecin-psychiatre spŽcialisŽ dans les
cas de prostitution les plus rebelles", ajoute-t-il, regardant d'un Ïil ˆ
la fois paternel et dŽsabusŽ la jeune fille.
"Il y a longtemps que je n'exerce plus mon
mŽtier de psychiatre, Monsieur. DŽsormais je suis un Žcrivain sans le sou",
rŽtorquŽ-je avec fiertŽ.
"Tant mieux. Cela fera parfaitement notre
affaire, n'est ce pas Juanita ?".
Mon interlocuteur sort de sa poche un Žpais portefeuille d'o il extrait
plusieurs billets de dix mille pesetas. "Voilˆ pour commencer. Plus tard,
lorsque vous aurez convaincu Juanita de suivre l'enseignement des CarmŽlites,
je vous donnerai une grosse somme d'argent. Mais je vous prŽviens : ma
fifille est un cas de prostitution particulirement rebelle. Elle s'enfuit
chaque soir de son internat pour vendre ses charmes prs d'ici, au bar Pigalle, o je louais
ses services avant que je ne la persuade de reprendre ses Žtudes chez les
bonnes sÏurs".
Je suis maintenant au 1er Žtage de l'h™tel, o
habite Claude Faraggi en compagnie de ses vieux parents. "Tu vois, je me
suis exilŽ ici, ˆ Barcelone", me dit-il. "Ce n'est pas trs loin de
Paris, mais cela me permet de me mettre en marge des cons. J'en avais marre de
me faire tirer dessus par les critiques parisiens. J'ai rŽussi ˆ sauver mes
parents, mais ils ont blessŽ grivement ma femme et mon fils."
"J'ai vŽcu en marge, moi aussi", dis-je,
compatissant. "Quelqu'un est venu me voir de ta part. Il s'agit d'un
Monsieur aux manires raffinŽes, ˆ l'allure aristocratique, escortŽ par une
jeune putain appelŽe Juanita".
"C'est mon voisin de palier, AndrŽ Pieyre
de Mandiargues. Chaque fois que je publie un livre, il m'envoie une lettre
Žcrite de sa propre main. Il m'aime beaucoup. Quant ˆ Juanita, tiens-toi sur
tes gardes. Elle est la reine des marines ! D'aprs le patron du
Pigalle, elle vient de passer en revue tout l'Žquipage de L'Alta•r,
le bateau de guerre amŽricain qui mouille dans le port. Pour mouiller, elle
mouille, elle ! ", rigole Claude,
paillard.
Nous voici sur la Plaa del Teatre, devant
l'h™tel, un b‰timent moderne couleur ocre foncŽ, dont les balcons sont ŽclairŽs
par des appliques aux boules jaunes. Sur le toit, en grandes lettres au nŽon,
brille dans l'obscuritŽ du ciel son nouveau nom : Ç Cosmos È.
Nous avons des billets pour assister ˆ une projection de La Marge
au thŽ‰tre Liceu, haut-lieu de l'opŽra classique, situŽ ˆ quelques trois cents
mtres de lˆ.
"Nous sommes en retard", dit Claude.
"Prenons un taxi".
"Ce n'est pas nŽcessaire", nous tranquillise AndrŽ
Pieyre de Mandiargues, qui est avec nous depuis un moment. "Mon Crachefeu est ˆ
deux pas d'ici". Il montre du doigt un petit cabriolet spitfire de couleur noire, garŽ au milieu de la Rambla Santa M—nica, entre un
carrosse ˆ attelage et une motocyclette de grosse cylindrŽe. Je remarque que Pieyre
de Mandiargues est maintenant accompagnŽ d'une jolie japonaise qu'il appelle Inuki. HŽlas, la
voiture est trop petite pour quatre personnes.
"Je vous prie de m'excuser", dit
Pieyre de Mandiargues. "Montez dans mon Crachefeu. Je vous suivrai avec la motocyclette.
Inuki, viens avec moi !", ordonne-t-il en japonais, langue que tout ˆ
coup nous comprenons
miraculeusement. Puis, il tend ˆ Claude Faraggi les clŽs du cabriolet.
En route. Claude roule sur l'allŽe qui monte du port vers la
Plaa Catalunya. Il passe mal les vitesses et le cabriolet avance par ˆ-coups,
en toussant et en crachant du feu. La foule qui envahit les Ramblas se moque de
nous. Soudain, je m'aperois que nous avons dŽpassŽ l'emplacement du thŽ‰tre
Liceu, situŽ de l'autre c™tŽ de la promenade, sur l'allŽe parallle qui descend
vers le port. J'interpelle mon ami, tout en constatant que nous avons semŽ
Pieyre de Mandiargues et la petite japonaise :
"Qu'est-ce que tu fais ? O vas-tu ?"
"Je n'ai pas de permis de conduire" avoue Claude,
agacŽ. "D'ailleurs, je ne sais pas conduire et, de toute faon, je n'aime
pas a".
Nous arrivons enfin au Liceu, entourŽs par un essaim de
motards de la Guardia Civil. Devant le thŽ‰tre, brillamment illuminŽ, nous attendent Inuki et Pieyre de Mandiargues en tenue de soirŽe.
"Comment osez-vous venir jusqu'ici escortŽs par tous
ces fils du Furhoncle",
nous reproche-t-il, faisant allusion ˆ Franco. "DŽpchez-vous, s'il vous
pla”t. La projection du film va bient™t commencer !" Nous allons
franchir la porte principale, lorsque nous sommes arrtŽs net par un Monsieur
aux lunettes rondes et ˆ l'air goguenard. C'est Jean-Luc Moreau, dŽguisŽ en
portier.
"Qui est-ce ?", me demande ˆ voix basse
Claude Faraggi.
"C'est le thŽoricien de la Nouvelle Fiction
franaise", dis-je, contrariŽ. "Je parie qu'il ne nous laissera pas
entrer. Il est trs strict en ce qui concerne les principes de la Nouvelle
Fiction".
Effectivement, Jean-Luc Moreau s'oppose fermement ˆ nous
laisser passer. D'aprs lui, non seulement nous n'avons rien ˆ voir avec la
Nouvelle Fiction mais, pire encore, nous ne comprenons pas du tout, mais alors
pas du tout, ses principes et ses rgles. AndrŽ Pieyre de Mandiargues, avec sa
finesse lŽgendaire et lui parlant dans un subjonctif parfait, rŽussit ˆ
inflŽchir son attitude. "D'accord. Vous pouvez passer", acquiesce
Jean-Luc Moreau. "Mais pas celui-lˆ !", ajoute-t-il, me
regardant d'un Ïil mauvais. "Il ne porte pas de cravate. Personne ne peut
entrer au thŽ‰tre Liceu sans cravate. C'est Žcrit dans le
rglement !".
Nous sommes consternŽs. Jean-Luc Moreau a
raison. Je n'ai pas de cravate. Pourtant, je considre que je ne suis pas si
mal habillŽ que a. Je porte un habit de velours noir, l'ancien costume de
mariage d'un ami. De plus, j'ai mis une chemise blanche, ˆ col et ˆ manches
empesŽs. Seules mes chaussures, de gros sabots en caoutchouc, style
sapeur-pompier, laissent ˆ dŽsirer. Pieyre de Mandiargues dit quelque chose en
japonais ˆ Inuki. Celle-ci rit de son petit rire de geisha et, me prenant par
la main, me fait sortir du thŽ‰tre. Nous traversons en courant les Ramblas et
entrons dans le CafŽ de la Opera, juste en face du Liceu. Inuki m'amne dans
les toilettes rŽservŽes aux dames. Lˆ, elle retrousse sa jupe et enlve ses bas
de soie noire, ce qui
n'est pas sans donner ˆ la crŽature le plaisant aspect d'tre la victime d'un
viol.
"Prends-a", me dit-elle en me donnant l'un de ses bas. "Noue-le
autour du col de ta chemise. Cela te fera une belle cravate".
Nous voici ˆ l'intŽrieur du Liceu. Nous avons des places
rŽservŽes dans la loge de la duchesse Sert. Mais elle n'est pas lˆ. L'un de ses
invitŽs nous dit quÕelle se trouve au Cercle de les Socis. Il nous prie de le
suivre. Nous arrivons devant la porte du Cercle, rŽservŽ exclusivement aux
sociŽtaires du Liceu. Deux majordomes filtrent soigneusement les invitŽs. Je
caresse le bas qui me sert de cravate et qui me rappelle l'accoutrement d'un
peintre. "Seu nom, si us plau ?" me demande en catalan l'un des
valets, dont le front est enlaidi par
un furhoncle d'o dŽgouline du pus de l'opus dei.
"Paul CŽzanne", dis-je, trs sŽrieux. Confus, le valet baisse la tte
et me permet de passer au milieu de mes compagnons.
La Senyora Sert -trs mince, longue robe noire
sans manches, dŽpourvue de toute parure, du moindre bijou- est ravie de faire
la connaissance d'AndrŽ Pieyre de Mandiargues. Elle nous offre une flžte de
cava, puis elle invite tout le groupe ˆ visiter le Saint des Saints, o
rarement les non-sociŽtaires sont admis. C'est la galerie des Casas, les
portraits peints au dŽbut du XXe sicle par le grand peintre catalan. Nous
dŽfilons religieusement devant la collection des chefs-d'Ïuvre, Žblouis par
leur Žclat et leur vivacitŽ. Tout ˆ coup une sonnette retentit. Il faut vite
rejoindre notre loge.
Tous confortablement assis dans de vastes fauteuils en
velours rouge. L'immense salle dorŽe est pleine ˆ craquer.
"Tiens !", s'Žmeut Pieyre de Mandiargues regardant vers le haut,
en direction du Parad’s, le dernier Žtage du thŽ‰tre, rŽservŽ
traditionnellement aux Žtudiants et aux Žcrivains Žconomiquement faibles.
"Je connais ce Monsieur-lˆ. Dans quelques annŽes, il obtiendra le prix
Goncourt. Et je connais aussi son voisin de gauche : il gagnera le prix
Renaudot. Et son voisin de droite sera Žlu PrŽsident de la SociŽtŽ des Gens de
Lettres." Il s'agit de FrŽdŽrick Tristan, de Georges-Olivier
Ch‰teaureynaud et de Franois Coupry. Ils sont encore jeunes, souriants et
d'une beautŽ angŽlique. A leurs c™tŽs, en costume de cardinal, se trouve
Jean-Luc Moreau. Et autour d'eux, habillŽs en footballeurs du Bara, sont assis
tous les autres Žcrivains de la Nouvelle Fiction : Marc Petit, Francis
Berthelot, Jean-Claude Bologne, Sylvain Jouty, Jean LŽvi. Manque ˆ l'appel
Hubert Haddad, embauchŽ comme volontaire de dernire heure pour transporter les
bobines du film tirŽ de La
Marge et pour s'occuper de la projection.
Les lumires s'Žteignent lentement, tandis que
le rideau se lve. Stupeur ! Il n'y a pas d'Žcran ! Sur la scne on
voit un lit, point
grand, couvert d'un ch‰le ˆ coton ˆ dŽcor de fleurs rouges sur fond noir,
un miroir, un lavabo et un immense
bidet de t™le ŽmaillŽe qui ressemble
ˆ un autel sacrificiel. Une porte-fentre s'ouvre vers une cour intŽrieure.
Entre Juanita, un lis de
mer ˆ la main, suivie d'un samoura• armŽ de son sabre. C'est Pieyre
de Mandiargues, rayonnant de force et de jeunesse. Juanita s'Žcrie, en
colre : "C'est quoi ce bordel ! Nous ne sommes pas ici pour
jouer la comŽdie, mais bien pour baiser ! Et puis, n'est-ce pas plut™t une
tragŽdie qu'un homme comme toi baise une pute comme moi ? Enlve-moi
a !" (Les Žcrivains de la Nouvelle Fiction entrent prŽcipitamment
par la porte-fentre. Ils retirent tous les ŽlŽments du dŽcor, mais laissent le
bidet, qui occupe maintenant le centre de la scne.) Juanita enlve lentement
sa jupe, sous laquelle
elle ne porte rien. Elle garde ses bas-rŽsille ˆ jarretires Žlastiques,
ses hauts-talons et son pull
framboise. Appuyant ses fesses sur le rebord du bidet-autel, elle
ouvre peu ˆ peu ses cuisses. Son sexe, recouvert d'une toison rouge, se fait
de plus en plus lumineux au fur et ˆ mesure que la lumire des projecteurs
diminue et s'Žteint. L'obscuritŽ dans le thŽ‰tre est totale, ˆ l'exception du
sabre Žtincelant du samoura• et du sexe de Juanita.
"Vas-y, mon chŽri ! Enfonce-moi ton sabre jusqu'ˆ
la garde !", supplie-t-elle. Le rideau tombe en mme temps qu'un cri
de meurtre dŽchire l'espace. Toutes les lampes s'allument simultanŽment. Le
thŽ‰tre est ŽclaboussŽ de sang.
Nous nous trouvons maintenant dans le bar Los Cabales, ˆ
c™tŽ de l'h™tel Cosmos. A une extrŽmitŽ du comptoir bavardent Juanita, Inuki et
Mari, mlŽes aux prostituŽes qui d'habitude remplissent le bar, rŽputŽ par la
vŽnustŽ provocante des filles qui y travaillent. Juanita, Inuki et Mari, tout
en feignant ne pas nous conna”tre, nous font sentir que nous pouvons disposer
de leurs corps comme n'importe quel autre client de Los Cabales.
"Quel fiasco !", s'exclame
Claude Faraggi, commentant la sŽance du Liceu. "Jamais je n'ai vu un opŽra
aussi mal jouŽ. La mise en scne Žtait nulle. Quant aux chanteurs, n'en parlons
pas !"
"Je suis tout ˆ fait d'accord avec vous", rŽpond
Pieyre de Mandiargues. "Mais ce n'est pas ma faute. La Marge est une Ïuvre
trs difficile ˆ jouer. En outre, aujourdÕhui il est de plus en plus malaisŽ de
trouver des putains qui aiment jouer la comŽdie..."
J'ose avancer un commentaire : "Le texte de La Marge est un peu
statique. Et puis, les protagonistes ne font l'amour que trois fois. C'est peu.
D'ailleurs, au moment de la premire pŽnŽtration de Juanita, vous cachez le
co•t sous une Žchelle ˆ
saumons, de brillants grands poissons qui franchissent un Žcumeux barrage.
C'est une belle mŽtaphore, mais plut™t refroidissante..."
"Qu'aurais-je dž faire, Cher Monsieur ?",
rŽplique Pieyre de Mandiargues. "Si j'avais dŽcrit un accouplement charnel
ˆ la Henry Miller, je n'aurais pas gagnŽ le prix Goncourt en 1967".
"Je comprends", dis-je. "C'est peut-tre ˆ
cause des limitations imposŽes par le genre romanesque. Le roman est devenu
trop corsetŽ en tant que forme littŽraire".
"Qu'est-ce que tu en sais, toi, des corsets et du
roman ?", m'engueule Faraggi, avec sa mine des mauvais jours.
"Allons, allons, Messieurs", nous arrte Pieyre de
Mandiargues, craignant une bagarre entre Žcrivains ivres. En effet, depuis un
moment Claude et moi buvons de l'An’s del Mono, verre aprs verre. "Si
vous continuez ˆ boire de ce poison, vous finirez comme le singe qui figure sur
l'Žtiquette", nous prŽvient le vieil Žcrivain. "Moi, je prŽfre le
bourbon Quatre
Roses, comme tous mes disciples le savent bien".
"Je ne suis le disciple de personne", continue
Faraggi, de plus en plus irritŽ. "Je suis le
Ma”tre d'heures. D'ailleurs, j'ai gagnŽ le prix FŽmina en 1974".
"Passons donc dans la salle de billard", propose
Pieyre de Mandiargues. "Elle communique directement avec le MusŽe de Cire
de la ville de Barcelone. Suivez-moi, je vous prie".
"D'accord", dit Faraggi. "Mais je ne me
laisserai pas tirer dessus par ce guŽrillero anti-romanesque (il me fixe de son
regard trouble). Je suis un solide donjon du roman franais !"
"Un vŽritable donjuan, veux-tu dire !" Je
ris, emportŽ par les effets de l'An’s del Mono, liqueur qui me produit une
envie de rire incoercible et un amour dŽlirant pour le monde entier.
Ë prŽsent nous sommes dans la salle de jeu de Los Cabales,
sorte de couloir obscur et malodorant o les couples forniquent debout contre
les murs. Je reconnais Mari, Inuki et Juanita, les jambes nouŽes autour de la
taille de leurs partenaires, trois marines noirs qui les enfourchent
bestialement. "Fucky,
fucky !",
les encouragent-elles en r‰lant de plaisir, sans prter aucune attention ˆ
notre passage. Nous arrivons devant la porte du musŽe. Sur une plaque on peut
lire : Ç MusŽe de l'Imaginaire. Ouvert ˆ toute heure du jour et de la
nuit. EntrŽe, 1000 dollars. Fils de putes, gratis È. "Ne vous
inquiŽtez pas", nous rassure Pieyre de Mandiargues. "C'est moi qui
vous invite".
Nous voici ˆ l'intŽrieur du Museo. C'est une
sorte de boucherie
spŽciale, officielle et luxueuse, remplie de cercueils de
toutes tailles, recouverts de roses en deuil. Sur une table, prs de la porte
d'entrŽe, se trouvent un tŽlŽphone et un instrument qui ressemble aux machines
pour les cartes de crŽdit, habituellement portŽes par les call-girls de
Barcelone.
"Il n'est pas question qu'on paye une deuxime
fois", grogne Claude Faraggi.
J'examine l'appareil. Il est de fabrication allemande,
marque Einbildungskraft. J'exulte : "C'est un ouvre-bire de la
Nouvelle GŽnŽration ! Il nous permettra d'ouvrir toutes les bires du
MusŽe de l'Imaginaire !"
Malheureusement la notice d'utilisation est rŽdigŽe en
allemand.
"Je connais trs bien le japonais, mais je n'aime pas
du tout l'allemand", s'excuse Pieyre de Mandiargues.
Ni Faraggi ni moi ne rŽussissons ˆ dŽchiffrer
la notice. Je dŽcide de tŽlŽphoner ˆ Marc Petit, fin germaniste.
"All™, Marc ? Nous sommes au MusŽe Noir. Nous n'arrivons pas ˆ
ouvrir les bires qui contiennent les mythes de l'Imaginaire Universel. Il y a
un dŽcapsuleur marque Einbildungskraft, mais nous ne savons pas comment nous en
servir. CÕest un truc plus sophistiquŽ que la Nouvelle Fiction ! "
"Il ne s'agit, de toute Žvidence, que de fictions
mortes", rŽpond Marc Petit. "Je vous conseille, par consŽquent, de
prendre avec des pincettes tout modle fictionnel de la rŽalitŽ et d'appliquer
sans plus l'Imagination sur l'Imaginaire. ImmŽdiatement vous verrez appara”tre
un tas de nouvelles fictions, toutes fra”ches et vivantes... ", nous assure-t-il, avant de raccrocher. Je suis les
indications transmises par tŽlŽphone, mais je fais probablement une fausse
manÏuvre car, un instant plus tard, nous nous trouvons catapultŽs sur la Plaa
San Jaume, ˆ l'entrŽe du Barri G—tic. Il est trs tard dans la nuit et les rues
sont dŽsertes.
"Quelle paix !", s'extasie
Pieyre de Mandiargues. "Je ne comprends pas pourquoi dans La Marge je ne
me promne jamais dans le Barrio G—tico, pourtant si proche du Barrio Chino. Je
crois que je devrais rŽŽcrire ce livre, quitte ˆ rendre aux membres de
l'AcadŽmie Goncourt les cinquante francs du prix".
Nous entrons dans le Barri G—tic par la ruelle qui donne sur
la place San Jaume. Le silence est profond. Seul rŽsonne le bruit de nos pas,
rŽpercutŽ par les pierres des majestueux Ždifices gothiques, baignŽs par la lumire de la lune rousse, le
soleil des loups. Nous passons sous une arcade qui unit deux palais
par-dessus la ruelle et nous arrivons ˆ un carrefour. Deux rues opposŽes
s'offrent ˆ notre choix : l'une s'appelle Carrer Krishnamurti, l'autre, Carrer
Gurdjieff.
"Qu'est-ce que c'est cette histoire ?", dit
Claude Faraggi, mŽfiant. "Je suis agnostique".
"Moi aussi, mon Cher", dit AndrŽ
Pieyre de Mandiargues en s'approchant d'un panneau o le plan du quartier est
exposŽ. "Regardez ! Les deux voies dŽcrivent un demi-cercle ˆ partir
du point o nous nous trouvons. Elles aboutissent toutes deux au mme endroit,
Place de l'ImmortalitŽ. C'est Žpatant !"
"Que faire ?" Je m'interroge ˆ haute voix en
russe, langue que pourtant je ne connais pas.
"Nous sommes des Žcrivains", rappelle Pieyre de
Mandiargues. "Il nous faut suivre notre propre chemin jusqu'au bout. Nous
n'atteindrons peut-tre pas la Place de l'ImmortalitŽ, mais au moins
arriverons-nous ˆ la Place de l'AuthenticitŽ".
"Bien dit !", nous
exclamons-nous ˆ l'unisson, Claude et moi. "Allons-y !" Nous
traversons le carrefour par son milieu et continuons notre marche par la ruelle
d'en face. Elle s'appelle Carrer del Jo, "rue du Moi". Elle devient
de plus en plus obscure, Žtroite et froide. Finalement, aprs avoir contournŽ
l'abside de la cathŽdrale de Barcelone, et alors que nous ne nous y attendions
pas, nous entrons dans la splendide Plaa del Rei. La place, sorte de grande
cour entourŽe de monuments gothiques -dont l'un, aux balcons ŽclairŽs par des
lampes jaunes, ressemble au Cosmos- est superbement illuminŽe, ainsi que la
chapelle voisine, aux vitraux framboise et Žmeraude.
"Notre chemin arrive ˆ sa fin",
dis-je avec tristesse. "J'aimerais vous dire au revoir. HŽlas ! Je
crains de ne jamais vous revoir. C'est trs douloureux pour moi de vous le
rappeler, mais vous tes morts tous les deux au mois de dŽcembre 1991".
AndrŽ Pieyre de Mandiargues et Claude Faraggi Žclatent de rire. "Et
alors ? O est le problme ?", s'esclaffent-ils encore, en se
prenant par l'Žpaule. "Bient™t ce sera ton tour ! Si tu veux, nous
viendrons te chercher", ajoute Claude. "De toute faon, tout dispara”tra, mon Cher
Monsieur", m'annonce AndrŽ Pieyre de Mandiargues, avec un sourire
malicieux.
Je regarde vers le haut. Le ciel nocturne commence ˆ p‰lir.
Les lumires de la place s'Žteignent d'un seul coup. Je me rŽveille. C'est
l'aube. Voilˆ le point
o j'en suis.