I

 

 

         Quitte à t’agacer ou à te décevoir, il vaut mieux -lecteur- que je te dévoile tout de suite mon secret : je ne suis pas du tout celui que l’on croit. Non. Je suis bel et bien Dante Alighieri réincarné et cette histoire que tu commences à lire est une nouvelle Divine Comédie.

 

         Bien sûr, je te dois quelques précisions. Moi-même j’ai eu beaucoup de mal à accepter le fait, ma réincarnation s’étant produite, naturellement, dans un autre corps et dans une ville située aux antipodes de ma Florence aimée. Ce fut à Temuco, capitale de l’Araucanie, dans la région australe du Chili (où la langue officielle est l’espagnol et le dialecte des Indiens du coin, l’araucan), que de nouveau je vis le jour. Ne sachant pas un seul mot d’italien, et pour cause, j’ai dû surmonter bon nombre d’obstacles pour réaliser que j’étais Dante Alighieri, cela va sans dire ! Et, pour couronner le tout, lorsqu’enfin j’ai eu la révélation de ma véritable identité, non seulement je ne savais rien de métrique, de prosodie, de poétique, mais je n’avais même pas lu La Divine Comédie, mon étonnant chef-d’œuvre écrit au début du XIVe siècle, à l’époque où j’étais Florentin.

 

         à Temuco, j’étais toubib dans une société américaine qui exploitait les merveilleuses forêts vierges disséminées autour du lac Huili-pilún, près du volcan Villarrica. Métis et parlant l’araucan, j’avais été embauché pour soigner l’alcoolisme des Indiens qui travaillaient dans les scieries. Je devais également, de temps à autre, me rendre dans les familles des cadres américains pour faire face à quelques urgences médicales avant de les diriger, si besoin était, vers l’hôpital de la ville. C’est ainsi que j’ai connu Beatrice, splendide blonde aux yeux verts, originaire de New York, dont la beauté dépassait par sa sensualité celle de Beatrice Portinari, mon grand amour florentin d’autrefois.

 

         Beatrice était la fille unique de Big-Boss, le PDG et principal actionnaire de la société. Homme aussi puissant qu’invisible, il ne quittait jamais le siège new-yorkais, un gratte-ciel de quarante huit étages -The Foundation- érigé face à Central Park. Les scieries chiliennes n’étaient qu’une petite affaire, lointaine et négligeable, parmi celles bien plus importantes qui constituaient son holding. Mais Beatrice avait convaincu son père de l’envoyer à Temuco afin de connaître les rouages de l’exploitation et profiter en même temps de la proximité des lacs andins, où elle escomptait pratiquer le canoë et le ski nautique pendant les mois d’été.

 

         Dès son arrivée au Chili, elle contracta la «turista», la gastro-entérite si bien nommée qui sert de baptême digestif aux touristes qui osent se déplacer en Amérique latine. Appelé par téléphone depuis la somptueuse villa que Big-Boss avait fait construire au bord du lac, je me rendis au chevet de la malade sans imaginer ce qui m’y attendait : une femme d’une blondeur divine, parée d’un baby-doll transparent, allongée telle une panthère endormie sur son lit à baldaquin. Cet accessoire, le baldaquin, mérite d’être mentionné. Grâce aux colonnes qui le soutenaient, j’ai évité de justesse une mésaventure semblable à celle qui m’était arrivée à Florence au début de l’été 1283, à l’occasion d’une noce célébrée chez les Tosinghi, les plus opulents banquiers de la ville. Profitant de mon amitié avec le musicien et chanteur Flavio Casella, j’avais réussi à me faufiler dans le chœur qui accompagnait son orchestre et participer ainsi à la fête. En arrivant dans la grand-salle du palais, j’aperçus Bice Portinari, radieuse de beauté et d’élégance, entourée de quelques amies. Je ne l’avais pas vue depuis longtemps, l’ayant pratiquement oubliée après ses fiançailles avec Simone dei Bardi, un veuf aussi pansu que riche. J’ai eu beaucoup de mal à la reconnaître, tant elle s’était métamorphosée : la fillette boulotte de jadis était devenue une femme adulte, aux formes galbées et pulpeuses, dissimulées avec une coquetterie raffinée sous les plis de sa robe écarlate. Bice, qui connaissait sans doute mes premières chansons d’amour (on les fredonnait déjà dans toute la ville), me fixa de son doux regard vert et m’adressa un sourire vibrant de lumière. Il ne m’en fallut pas plus pour tomber dans les pommes ou, plus précisément, dans les bras de Casella qui, furieux d’avoir été ridiculisé devant la noblesse florentine la plus huppée, dut me trainer dehors.

 

         Sept siècles plus tard, en pleine Araucanie, je faillis vivre -à quelques broutilles près- une déconvenue analogue lorsque ma Bice new-yorkaise m’adressa un sourire étincelant du fond de son lit. Seulement voilà, Casella n’était plus à mes côtés et je dus m’accrocher à l’une des colonnes du baldaquin. Beatrice, qui ne comprenait pas ce qui m’arrivait, essaya de me venir en aide, mais son geste me déséquilibra complètement et nous nous retrouvâmes dans les bras l’un de l’autre. Dieu merci, au lieu de me chasser hors de sa chambre et de son entreprise (comme je le redoutai un instant), elle éclata de rire. «Heavens!», s’écria-t-elle, tandis que je me relevais à toute vitesse, me demandant ce qu’elle voulait signifier exactement par ce mot. Sa crise d’hilarité surmontée, je lui posai, plutôt confus, les questions de rigueur sur le rythme et la consistance de son transit intestinal. Ensuite, dissimulant mon trouble, je m’assis à ses côtés pour procéder à la palpation de son ventre. Ébloui par le contraste entre sa peau blanche comme neige (métaphore pas très fraîche, certes, mais que j’ai utilisée jadis avec bonheur dans ma célèbre canzone à la Donna Pietrosa) et ma couleur cuivrée de métis araucano, j’eus beaucoup de mal à me concentrer, d’autant que Bice, pour faciliter l’examen, avait fait glisser sa petite culotte dévoilant à mes yeux -oh! trésor céleste!- le coñihue le plus mignon, le plus doré qu’il m’ait jamais été donné de contempler depuis le Moyen Age.

 

         J’abrège : après cette consultation mon adorable patiente se rétablit rapidement (la «turista» disparut avec quelques infusions de latue), puis elle me pria de lui montrer le pays et de l’accompagner dans ses parties de plaisir, notamment ses randonnées en canoë. Très vite, nous devînmes inséparables (nous faisions malentún et même nudotún sur les rivages du lac, à l’ombre des araucarias) et Beatrice me raconta quelques épisodes de sa vie. Alors qu’elle était encore toute petite, sa mère, éphémère actrice de cinéma, avait péri dans un accident d’avion. Big-Boss, veuf inconsolable, fut contraint de confier son éducation à une nurse et à plusieurs précepteurs choisis parmi les meilleurs de Manhattan. A l’égal de sa mère, Bice rêvait d’être star à Hollywood, mais son père s’y opposa fermement, redoutant le milieu très corrompu des studios cinématographiques. Elle n’avait même pas eu l’autorisation de s’inscrire à Columbia University, aux mœurs trop dangereuses d’après Big-Boss, et dut se contenter de l’enseignement proposé par un institut réservé aux enfants de milliardaires, dans la banlieue cossue de Londres. En Grande-Bretagne, ma Bice avait acquis quelques connaissances en art et en littérature, ainsi qu’une drôle de façon de parler l’anglais, un jargon particulièrement snob, truffé de jurons et de gros mots, qui la différenciait, d’après elle, de l’«american middle-class». Ce même snobisme (qui au début me parut charmant) l’avait poussée à s’intéresser aux mouvements spiritualistes venus d’Orient, très à la mode aux États-Unis. Son souci principal -me confia-t-elle- concernait l’immortalité de l’être et l’existence d’un Paradis éternel où son âme s’envolerait après la mort.

 

         Si le problème le plus brûlant de Beatrice était l’Éternité, le mien était celui de la fugacité de notre liaison. Les cadres américains de l’entreprise, inquiets de la voir sortir avec un métis araucano, avaient alerté son père pour lui demander de la faire rentrer aux États-Unis. Ils ne pouvaient pas s’expliquer (et moi non plus, d’ailleurs) comment une beauté pareille, une si riche héritière, pouvait faire malentún avec un Indien. Assurément, ils ne savaient pas que j’étais Dante Alighieri réincarné (je l’ignorais, moi aussi, à ce moment-là) mais ils auraient pu au moins supposer que si Beatrice me permettait de jouir de son chrochrollí, c’était pour des raisons bien charnelles, en rapport direct avec les dimensions de ma punún. Oh! qu’il était beau le chrochrollí de ma Bien-aimée ! J’ai rarement vu un chef-d’œuvre de la nature, un chef-d’œuvre tout court, aussi parfait, aussi splendide. Même les œuvres d’arts plastiques les plus réussies de l’Italie du Duecento et du Trecento n’auraient pu lui être comparées. Seul Michelangelo, au Cinquecento, à une époque où j’étais déjà mort, s’approcha -avec des sculptures comme l’Aurora, la Notte, Bacco Ebbro et le David- de la perfection presque surnaturelle du chrochrollí de Beatrice. Celui-ci -vaste comme une citrouille arrivée à maturité, en forme de cœur scindé par une raie profonde, s’ouvrant à travers un llí délicieusement rond et élastique- montrait cette ambigüité également présente chez la Gioconda, à mi-chemin entre l’homme et la femme, et possédant les meilleures qualités de chacun : force, douceur, fermeté, suavité, brillance soyeuse, souplesse, tiédeur exquise. Et puis, quel arôme! Quelle saveur! Un arôme et une saveur tels que seul un Indien habitué à la sauvagerie des contrées araucanes pouvait les apprécier dans toute son intensité. C’était ça mon avantage, ma supériorité sur les cadres américains, petits mecs enveloppés dans des nuages de déodorants bon marché, allergiques à tout ce qui est naturel. C’était ma propre Bice qui me le disait tandis qu’on se faisait l’un l’autre huenchutrún avec nos lèvres, nos dents et nos langues déchainées.

 

         Les journées passaient rapidement et les vacances de Beatrice touchaient à leur fin, ce qui me plongeait dans un sombre désespoir. Je ne pouvais plus dormir, ni manger, ni travailler. En revanche, mon amoureuse ne se souciait nullement de notre séparation prochaine, comme si je n’avais été pour elle qu’un partenaire de plus dans son existence, l’autochtone occasionnel chargé de l’amuser. Comment la convaincre de m’épouser et de rester avec moi au Chili? Voilà la seule question, la seule pensée qui occupait mon esprit. Surmontant mes hésitations, je lui proposai officiellement levyeún pour faire d’elle ma femme légitime au vu et su de tous les habitants de l’aillarehue, et d’aller ensuite nous installer dans la ruca érigée de mes propres mains en bordure de la forêt. J’aurais mieux fait d’avaler ma langue : le mépris avec lequel Beatrice reçut ma proposition de mariage («To marry you! Who do you think you are?» s’était-elle écriée) me fait encore frémir.

 

         Fort heureusement, la Providence (dans mon cas précis, le dieu Nguenechén) me vint en aide par l’intermédiaire d’une Machi, la sorcière qui guérissait, beaucoup mieux que moi, les Indiens de la région. Je lui rendis visite dans son pilllanlelbún où elle m’accueillit avec une amabilité mêlée de méfiance. Après avoir écouté le récit de mes déboires, elle décida de consulter Nguenechén suivant la tradition ancestrale de l’Araucanie. Nous attendîmes la nuit et l’apparition de la lune en fumant du latue, puis elle se dirigea vers la place du pillanlelbún. Aidée de son Lenguaraz, la Machi monta les marches du rehue, sorte d’autel taillé dans le tronc d’un canelo, l’arbre sacré des Araucans. Quand elle atteignit le llanqui, la plateforme supérieure du rehue, la guérisseuse entra aussitôt en transe. Ce n’était pas la première fois que j’assistais à ce genre de cérémonie, mais ce jour-là la Machi poussa de tels hurlements que je crus qu’elle devenait folle. Elle finit par descendre de l’autel et communiqua ses visions au Lenguaraz. Celui-ci, après paiement des oracles, m’annonça l’épouvantable nouvelle : Beatrice allait me quitter et moi, je sombrerai dans la folie. Cependant, j’aurais un sursis si je me soumettais aux moindres désirs et caprices de ma chérie.

 

         Entre-temps, pour préparer son voyage de retour, Beatrice s’était rendue à Temuco. Là, elle avait remarqué sur la porte de la bibliothèque municipale, une affiche annonçant une série de conférences sur l’ésotérisme. Les causeries étaient organisées par la Société des Hommes Célestes, secte dont le siège principal se trouvait -coïncidence étrange- à New-York. Cela fut suffisant pour exciter sa curiosité et ma Bice, séduite par le conférencier (New-yorkais comme elle) décida d’aider au développement de la Société en Araucanie. Évidemment, elle me demanda de faire partie des nouveaux adeptes de la secte et de la suivre dans sa nouvelle aventure. Je me souvins des conseils de la Machi et, en dépit de mes craintes et de mes suspicions, j’acceptai sans broncher d’aller aux Réunions Célestes, trop heureux de me trouver ainsi près de mon Amour.

 

         Comme tout le monde, j’ai eu beaucoup d’emmerdements dans ma vie, celui d’avoir vécu deux fois n’étant pas le moindre, car il multiplie les pépins par deux, forcément. (Excuse-moi, lecteur, d’écrire en langue vulgaire ; je m’expliquerai sur ce sujet plus tard.) Eh bien, cette histoire de la Société des Hommes Célestes est l’une des pires que j’ai eue à traverser et à raconter. Seule ma traversée de l’Enfer et du Purgatoire en 1300 pourrait s’en rapprocher. Mais ça, c’est une vieille histoire! Bref, trainé par ma Bice aux réunions de la secte (qu’elle appelait aussi «l’École», comme si nous étions des gosses attardés, en cours de rattrapage scolaire), il me fallut écouter ce qui me parut un tas de conneries sur la vie psychique en particulier et sur la vie humaine en général. Néanmoins, Beatrice prenait tout cela très au sérieux et, pour ne pas la froisser, je me forçais à ingurgiter la Doctrine Céleste par chapitres entiers.

 

         Au bout de quelques semaines de «travail» au sein de la Société (car on disait «le Travail», comme si ces activités ésotériques ne différaient en rien du boulot que faisaient les Indiens dans les scieries), j’avais une telle confusion dans la tête que mes patients me considéraient maintenant plus malade qu’eux. Il fallait donc que je convainque Beatrice d’abandonner «l’École», d’autant qu’elle ne voulait plus faire avec moi ni nudotún ni huenchutrún, pratiques interdites par les Hommes Célestes, surtout le nudotún, acte contra natura d’après eux, indigne d’êtres civilisés. Mais ma Bice ne voulait rien entendre. Au contraire, elle menaça de me laisser tomber ipso facto au cas où je quitterais «le Travail»! Si à ce moment-là j’avais su que j’étais Dante réincarné, j’aurais sans doute trouvé une solution au problème, puisqu’au XIIIe siècle j’avais fait partie de la Fede Santa, une confrérie ésotérique vachement rigoureuse dont l’enseignement m’aurait permis de mieux faire face aux Hommes Célestes. Malheureusement, je ne me souvenais toujours pas de ma vie antérieure et je fus bien obligé de me taire.

 

         C’est alors que survint l’un des évènements décisifs de ma deuxième vie. Lucy, une copine de Beatrice, mariée avec le directeur des scieries, me fit cadeau pour  mon anniversaire d’un joli bouquin relié en cuir. C’était La Divine Comédie! Je remerciai Lucy, ainsi que Bice (qui, de son côté, m’avait offert un exemplaire du Livre Céleste, où étaient exposées les Règles Célestes, rédigées par le Fondateur dans le but de faire d’un homme ordinaire un Homme Entièrement Céleste) et je rentrai chez moi assez agacé, persuadé d’avoir été victime d’une blague vu que je n’aimais pas lire. Pourtant, feuilletant par curiosité la Comédie, je me laissai peu à peu séduire par l’histoire et j’éprouvai le sentiment très étrange que non seulement je la connaissais déjà, mais surtout que je l’avais moi-même écrite et vécue. Bien entendu, je me gardai de communiquer cette impression à ma chérie qui m’aurait pris, à coup sûr, pour un fou. Simultanément, faisant toujours preuve de la plus grande discrétion et profitant du fait que les Réunions Célestes avaient lieu dans une bibliothèque, je commençai à étudier l’italien (j’allais le réapprendre avec une troublante facilité) et à lire toute mon œuvre médiévale, dans laquelle je découvris d’étonnants échos de mon être.

 

         Passionné par la découverte de mon passé, je cessai peu à peu de m’intéresser à mon boulot de prêcheur antialcoolique et au Travail Céleste ce qui, évidemment, n’était pas du goût de Beatrice. Pour me punir, elle m’interdit tout accès à son chrochrollí, désormais intégralement mis à la disposition du conférencier, l’Instructeur Céleste. Le cœur fendu par le chagrin, je songeai à me suicider, mais après quelques jours de réflexion solitaire sur les pentes enneigées du volcan Villarrica, je décidai de forcer le destin. Ainsi, une nuit peu avant l’aube, encouragé par le cri d’un chuncho perché sur le haut d’un mañío, je me rendis chez elle avec la folle intention de lui faire nguapitún, modalité de mariage araucan qui consiste à enlever la mariée, avec ou sans son accord. Hélas! je ne trouvai à sa place qu’une petite lettre m’annonçant ce que je redoutais par-dessus tout : elle venait de s’envoler à travers les cieux, dans une flamboyante machine aérienne, à destination de l’American Paradise, où l’attendait Big-Boss entouré de sa cour de yuppies angéliques…

 

 


 

 

 

 

 

 

II

 

 

 

 

         L’envol de Beatrice vers l’American Paradise me jeta dans une ténébreuse dépression, aussi noire que celle où j’étais tombé en août 1290, après la mort de Bice Portinari. Mais tandis que ma Bice florentine s’était envolée vers le Paradis pour de bon, laissant sur terre toutes ses affaires, y compris son corps, ma Bice new-yorkaise avait emporté avec elle, en plus de ses bagages, les colliers de llancas, les trariloncos et les tupus d’argent, les ponchos et les choapinos de laine vierge que je lui avait offerts en échange de la jouissance de son coñihue et de son llí. Pour oublier ma peine, je commençai à boire en compagnie de mes patients, très contents de constater que leur toubib antialcoolique leur donnait, enfin, raison. Ce furent des beuveries dantesques dans le vrai sens du mot, tant étaient violents les cahuines auxquels elles donnaient lieu. Irrité par le vacarme, la Direction de la Société finit par me congédier, me privant au passage de ma ruca, construite dans l’enceinte des scieries et donc, d’après eux, leur appartenant.

 

         C’est ainsi que je me suis retrouvé dans une chambre obscure et humide d’un hôtel de Temuco, où j’entrepris d’écrire l’histoire de mes malheurs pour tenter d’y voir plus clair et d’apaiser mon chagrin. Petit à petit, poussé par la solitude, je cherchai aussi la compagnie des mengüeves de la ville, d’excellentes professionnelles prêtes à tout pour se faire quelques sous. En général, elles étaient jeunes et jolies et celles qui l’étaient moins compensaient leurs défauts par un savoir-faire digne de l’Araucanie. Néanmoins, leur amour était un peu ambigu, plutôt d’ordre monétaire et très vite mes maigres économies s’évanouirent, ce qui décida la propriétaire de l’hôtel à me jeter dehors.

 

         Je retournai alors chez la Machi pour lui demander encore une fois son aide de sorcière et de guérisseuse. En silence, elle lut mes pensées, puis elle prit un pimuntuhue en pierre et prépara un philtre végétal que j’avalai, suivant ses ordres, d’un seul trait. Quelques instants plus tard, sous les effets ravageurs du cocktail magique, je fus propulsé à travers le temps et l’espace, comme si mon âme avait été un oiseau libéré de sa cage, de ce corps inerte que je pouvais voir maintenant comme n’importe quel autre objet de la nature. Je ne me rappelle pas exactement quelles contrées et quelles époques je traversai, puisque la mémoire ne suit pas toujours l’intellect dans son désir de connaissance, mais plusieurs jours après, lorsque je réintégrai mon corps dans un lit de l’hôpital de Temuco, je ressentis qu’un changement profond s’était produit en moi. Oh! miracle! Malgré la confusion dans laquelle je demeurais (les médecins qui me soignaient parlaient de «coma», de «bouffées délirantes», de «psychose réactive»), une certitude lumineuse et chaude comme le soleil s’imposa avec force à ma conscience : je n’étais pas du tout le pauvre Indien que l’on pensait (et que je croyais être), mais bien le plus grand poète de la chrétienté, Dante Alighieri réincarné sous les traits d’un métis araucan. Et la mission divine pour laquelle j’étais revenu au monde, consistait à écrire une nouvelle Comédie, ce qui me permettrait de récupérer le chrochrollí de Beatrice et, du même coup, d’arracher mes contemporains à l’emprise maléfique de la Société des Hommes Célestes. But pas très différent, en fin de compte, de celui qui avait été le mien au Moyen Âge : soustraire à leur misère les vivants exilés dans cette vie et les conduire à l’état de félicité, comme je l’avais expliqué dans une lettre adressée à mon ami et protecteur de jadis, Cangrande della Scalla, en 1316.

 

         Tout était donc parfaitement clair, à l’exception d’un détail : écrire une nouvelle Comédie est un truc assez difficile, d’autant plus difficile que dans cette réincarnation je ne possède pas tout à fait les mêmes capacités de versification qui étaient autrefois les miennes. C’est pour cette raison que j’acceptai l’assistance de mon ancien professeur de psychiatrie, le Docteur Virgilio Pazzi, un vieux médecin d’origine italienne qui, prévenu de mes ennuis, vint à mon chevet. Tout d’abord, je ne le reconnus pas, tant j’étais dans le cirage. Peu à peu, cependant, je parvins à l’identifier et je lui confiai mes projets et mes doutes, surtout ceux qui concernaient l’histoire de Beatrice et de la Société des Hommes Célestes, récit que j’avais commencé à rédiger à l’hôtel. Il m’écouta avec attention, puis me proposa de le suivre à l’hôpital  psychiatrique où il exerçait ses fonctions de psychothérapeute. Ainsi j’aurais -me promit-il- la tranquillité nécessaire pour écrire, et il serait à mes côtés pour m’aider et me servir de guide dans mon cheminement. C’est ce que je raconte dans un cahier écrit à l’hôpital et dont je t’offre ici, lecteur, quelques fragments rédigés en français et en espagnol, saupoudrés d’un peu d’anglais et d’italien, avec quelques pincées de latin et d’araucan, le tout agrémenté par les souvenirs de ma vie médiévale.

 

         Sans doute, seras-tu étonné par cette pizza linguistique. L’explication est pourtant simple. Elle est contenue dans De Vulgari Eloquentia, l’un de mes plus importants écrits théoriques. Dans cet essai, que j’ai rédigé au début du XIVe siècle, je reconnais que la langue doil est la plus adéquate pour écrire en prose vulgaire («Allegat ergo pro se lingua oïl quod propter sui faciliorem ac delectabiliorem vulgaritem quicquid redactum est sive inventum ad vulgare prosaycum, suum est[1] … »), tandis que la langue d’oc et en particulier la langue du (le toscan auquel je me permettrai d’ajouter, avec le recul que me donne cette réincarnation, le castillan) sont les plus appropriées à la poésie. Donc, dans cette nouvelle Comédie tout ce qui concerne la poésie est écrit soit en italien (toscano) soit en espagnol (castellano) et tout ce qui concerne le récit en prose est rédigé principalement en français et parfois en anglais, langue du (ja ou yes), hypocritement romanesque mais excellente pour englober et occulter tout type d’obscénités. N’aie pas peur, lecteur. Aujourd’hui, toute hôtesse de l’air parle plusieurs langues. Alors toi, intellectuel de haut vol, tu peux faire pareil. Toutefois, pour le cas où tu ne pourrais lire qu’une seule langue, je te laisserai en bas de page quelques notes qui renvoient à mon œuvre, surtout à ma première Commedia, dont le texte sert de guide à celui-ci et, en quelque sorte, de langue de référence à toutes les autres. C’est une façon inédite d’écrire et de lire qui se situe -enfin!- au-delà du roman, mais ce n’est pas plus compliqué que de jouer avec un hypertexte sur un ordinateur, tu en auras vite la confirmation.

 

         Encore une petite précision linguistique avant d’entrer carrément dans l’Enfer. J’ai bien choisi d’écrire en français «vulgaire» et non en français châtié (franc-latin ou franc-bourgeois), langue de choix des clercs et des romanciers-parisiens de cette fin de siècle. Comme plus d’un linguiste l’a déjà remarqué, le français dit «littéraire» risque, à l’instar du latin, de devenir une langue morte par excès de maniérisme. Justement, si j’ai écrit ma première Commedia en toscan (la langue «volgare» à l’époque où j’étais Florentin) et non en latin, c’est parce que toute langue «vulgaire» est, par définition, infiniment plus vivante et riche que les langues censurées et torturées par les Inquisitions Académiques. Alors, lecteur, fais-moi grâce de quelques subjonctifs guindés que tu découvriras par-ci, par-là, de ma tendance hispano-araucanienne à me servir du passé simple à la place du passé composé (forme verbale habituelle de la langue parlée des Gaulois) et parfois d'une virgule un peu olé olé,  et permets-moi de te guider à travers ce qui au début te paraîtra une selva oscura textuelle, mais dont la lecture, plutôt chiante, deviendra progressivement -suivant les rythmes eschatologiques de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis- moins saccadée, plus claire et plus rapide.

 

         Bref. Voici les premiers fragments du manuscrit écrit à l’hôpital psychiatrique, que tu peux lire aussi, si ton imagination le préfère, comme une comédie où les acteurs sont, par delà les personnages, les textes et les langues elles-mêmes, celles-ci jouant, chacune à son tour, un rôle bien spécifique. Ainsi, le français joue le rôle de la langue populaire ; l’espagnol, celui de la langue de la folie (Don Quichotte) et, alternativement, le rôle de la langue de la psychothérapie (Sancho Panza) ; l’anglais, le rôle de la langue vénale des «businessmen» ; l’araucan et le latin, le rôle des acteurs comiques ; finalement, l’italien joue le rôle de la langue la plus noble et poétique de toutes (tu seras, j'espère, d'accord avec moi) : la langue maternelle…

 



[1]  V.E., I, X.