Au début de l'année 2019, Sens Public a publié un entretien du dramaturge, metteur en scène et réalisateur de cinéma, Peter Brook - Presence and Creation- réalisé en 2016 dans le cadre de la Academy of Arts of New York par le peintre et architecte chilien, Pedro Pérez-Guillón. L’entretien se développe essentiellement autour du théâtre et des arts plastiques.[1] La littérature n'y est abordée que tangentiellement. Ayant été moi-même élève de Peter Brook pendant sept ans (1979 -1986) à l'Institut Gurdjieff de Paris (sous la direction de Madame Jeanne de Salzmann et du docteur Michel de Salzmann), je me propose ici, en tant qu'écrivain, de regarder mon travail à la lumière de la pensée esthétique de celui qui est considéré comme l'un des hommes de théâtre parmi les plus importants de notre époque, mais qui restera aussi dans la mémoire de notre temps comme un guide spirituel. Bien entendu, étant donné l’infinie richesse de la culture orientale autour de l’art dont il est constamment question dans cet entretien et des commentaires innombrables qui peuvent être réalisés à ce sujet à partir de notre culture occidentale, je me limiterai, dans cet article, uniquement aux propos de Peter Brook sur le processus de création chez l’artiste et cela dans la mesure où sa pensée me permet d'éclairer la gestation de l'intertexte comme modalité de la littérature narrative post-romanesque.
La difficulté est considérable, d’autant plus que le mécanisme de création dans la littérature narrative -le roman en particulier- est plutôt réfractaire à une approche "spirituelle", contrairement à la poésie. Peut-être pourrions-nous considérer À la Recherche du Temps Perdu, le chef d’œuvre de Marcel Proust, comme une exception, même si la Recherche n’est pas vraiment un roman[2]. Le Livro do Desassossego du poète portugais Fernando Pessoa[3] pourrait aussi être lu comme une œuvre de fiction narrative où la spiritualité est intensément perceptible par le lecteur attentif. Cet ouvrage transcendantal dans la littérature occidentale est comparable par sa profondeur aux écrits du poète et maître spirituel indien, Krishnamurti[4]. Coïncidence rhétorique étonnante, tous deux ont constamment recours à l’oxymoron comme figure de style, mais ils s’opposent formellement et fondamentalement dans la mesure où Krishnamurti propose un chemin d’apaisement et de douceur pour atteindre en soi la présence de l’être, tandis que Pessoa reste dans la constatation de l’absence de cette présence chez l’homme ordinaire et se limite à poétiser son désespoir. Même ainsi, son œuvre constitue l’un des rares exemples de haute spiritualité dans la littérature du XXe siècle. [5]
La création et la présence dans le sens où Peter Brook en parle dans cet entretien, semblent étrangères à la narration, surtout lorsqu’il s’agit de longs récits romanesques. Y a-t-il quelque chose d’authentiquement spirituel dans Les Frères Karamazov ? Peut-on parler de "spiritualité" quand Dostoïevski introduit le personnage d’Aliocha, le jeune novice serviteur et dévot de son starets moribond, ou lorsque le romancier fait parler Le grand Inquisiteur pour accuser le Christ de ne pas tenir ses promesses? Il ne faut pas confondre "spiritualité" et "bondieuserie". La conscience de soi des personnages dostoïevskiens et leurs dialogues autour du christianisme orthodoxe ne sont pas plus "spirituels", malgré leur prétendue liberté polyphonique, que les réflexions monophoniques, densément psychologiques et matérialistes, des romans "philosophiques" de Jean-Paul Sartre ou d'Albert Camus.
Pour Peter Brook, la spiritualité dans l’art est liée à ce qu’il appelle la présence :
Comme nous le disions, la présence est un sujet merveilleux… car nous ne pouvons pas beaucoup parler d’elle : elle est invisible et personne ne peut la définir. Mais nous pouvons la sentir, spécialement lorsqu’elle n’est pas là. Si nous la sentons une seule fois, à partir de ce moment nous saurons toujours quand elle est absente.
Et encore :
La présence peut prendre beaucoup de formes… puisqu’elle n’en a aucune. La présence existe dans beaucoup de formes différentes.
Puis :
Maintenant, il faut revenir au fait que la présence est un sujet extraordinaire, car cela nous met en face du grand inconnu. Cet inconnu est la chose la plus active, la plus positive et merveilleuse qui soit. C’est quelque chose qui ne peut pas être saisi par le langage ordinaire, ou par les scientifiques ou les philosophes et, pourtant, chacun d’entre nous peut très simplement en faire l’expérience. Cela dit, voici ce qui est le plus important pour votre travail : la présence est une conséquence. La présence est toujours un potentiel, mais elle n’apparaîtra que si toutes les conditions sont requises. Si vous commencez en disant "nous avons besoin de trouver la présence ", alors vous n’avez aucune chance. La présence ne peut pas être fabriquée, et pourtant la présence naît continuellement.
C'est clair, pour Peter Brook la présence n’est pas un concept, une idée que l’artiste (l’écrivain-artiste) peut appliquer mécaniquement dans son travail :
Or, pour ce que vous cherchez, il est important de savoir qu’aucun "bon " artiste ne commence son travail avec ce qu’on appelle "un concept", c’est à dire, un schéma dans la tête ou une image de ce qu’il voudrait apporter au monde. Ce n’est pas valable. Les concepts sont le résultat final. Quand quelque chose apparaît, cela devient le concept.
De nombreux romanciers se vantent de commencer l’écriture d’un roman seulement quand celui-ci est déjà écrit dans leur tête : l’histoire à raconter, avec tous ses détails, même les points et les virgules. Il s’agit sans doute d’une affirmation excessive, peu réfléchie, car personne ne peut imaginer qu’un tel phénomène puisse avoir lieu dans le cerveau de quiconque. Un livre complet dans l’imagination, virgules comprises ! D’autres romanciers assurent le contraire : ils se félicitent de commencer à écrire dans le brouillard, sans savoir où ils vont, laissant le texte se développer de lui-même, presque comme un déploiement extérieur à leur volonté et à leur conscience, texte dont ils seraient, par conséquent, totalement irresponsables. Les deux positions sont aux antipodes l'une de l'autre et elles correspondent plutôt à des clichés qu’à une observation véritable du processus de l’écriture, extrêmement difficile, certes, à observer.
C’est en essayant d’échapper à ce double cliché que j’ai voulu développer une nouvelle modalité narrative, l’intertexte, qui cherche à s'approcher au plus près de la conscience de soi de l’écrivain et de celle du lecteur. En introduisant l’intertextualité comme mécanisme central de la narration, je cherche à créer un jeu de références qui me permet -en tant qu’écrivain- de prendre en compte consciemment l’écriture d’autrui et, parallèlement, de laisser une nouvelle proposition textuelle ouverte au lecteur qui, à son tour, peut l’utiliser comme un nouveau système de références et ainsi de suite. La relation écrivain-actif / lecteur-passif, habituelle dans le cas du roman (dont la textualité est figée et non modifiable par le lecteur), se trouve donc bouleversée. Apparait alors un nouveau type d’écrivain, le lecteur-écrivain [6]. L’intertexte se développe alors comme un jeu de systèmes de références textuelles très mobiles, d’où le lecteur n’est pas exclu. Bien au contraire, le lecteur cesse d'être réduit à la catégorie de consommateur passif d’un texte et il est appelé à entrer dans celui-ci pour y participer. L’invention de l’écriture électronique rend possible cette éventualité, à l'apparence utopique, et les nouvelles technologies vont, de toute évidence, faciliter un phénomène scriptural et littéraire qui deviendra de plus en plus courant.[7]
Or, pour que cette éventualité puisse atteindre une qualité esthétique il faut accepter la nécessité des proportions dans la textualité, à l’instar des proportions introduites dans la musique, dans la sculpture, dans l'architecture ou dans la peinture, comme le rappelle Peter Brook :
Il est possible de voir dans les tableaux de Leonardo où de n’importe quel autre grand peintre de la Renaissance, leur manière de préparer leurs toiles en traçant certaines lignes pour donner une proportion à ce qu’ils allaient faire. Puis, ils peignaient librement sur elles. Il est possible de percevoir un certain degré de présence dans les nombres et dans les proportions. Certaines relations entre certains nombres nous touchent profondément. Tout comme dans l’harmonie musicale, nous pouvons sentir, par exemple, une relation entre 2 et 3, 6 et 9, etc., dans tout ce qui façonne la forme et le rythme. C’est ça la proportion, et la proportion mène à la présence.[8]
Mais que peut-on dire de la présence de l’artiste-écrivain dans cette situation ? Prenant comme exemple le cas du pianiste, Peter Brook remarque ceci :
Le pianiste ne se dit pas à lui-même qu’il doit être présent, mais c’est grâce à ses années de travail, d’étude, de compréhension, ses années de travail avec son corps, que peut apparaître, à travers ses doigts, le son. Le pianiste ne l’appelle pas. D’une certaine façon, il est en train d’observer, d’écouter. Son écoute devient de plus en plus fine, plus sensible. Alors, à l’intérieur de lui-même, et aussi à l’intérieur de nous-mêmes (car nous amenons notre présence à sa présence) une nouvelle présence apparaît entre nous tous, une présence naît.[9]
Au début de ma vie d’écrivain, après avoir quitté la pratique de la médecine et de la psychiatrie vers 26 ans, j’avais d’énormes difficultés pour écrire. Le seul fait de m’assoir et de rester immobile pour taper à la machine à écrire, m’était pénible. Ma lutte contre les phrases mal agencées, les idées confuses, le désordre du texte, n'avait pas de répit. Écrire n’était pas un plaisir, mais un effort épuisant, un devoir imposé par discipline plus que par goût. La beauté, la clarté, le sentiment de plénitude que je croyais inhérent, consubstantiel à l’acte d’écrire, d’être un écrivain, n’apparaissaient nulle part. À ce moment-là, je n’étais que pure volonté, obstination, ambition, désir d’aboutir à quelque chose que je n’étais même pas capable de définir. Ce ne fut qu’au bout de douze années d’efforts réguliers, assidus, persévérants, lorsque je commençais à Paris la deuxième version de La Société des Hommes Célestes (la première datait de 1969), que j’éprouvai, presque comme une grâce venue du ciel, une soudaine facilité d’écriture. L'acte d’écrire cessa d’être un effort pénible, j’étais arrivé, exactement comme un pianiste après maintes années de travail sur son clavier, à une aisance inattendue dans mon écriture. Non que j’écrivisse mieux qu’auparavant ("bien écrire" ou "mal écrire", cela n’avait pas d’importance), mais désormais j’étais en possession d’un outil qu’enfin je maîtrisais. Or, cela m'avait coûté une longue et difficile préparation.
À cet égard, Peter Brook insiste :
Tout ce dont nous parlons, et cette analyse que nous faisons, ne concerne que la préparation. C’est le travail de l’étudiant (de l’apprenti). C’est très important, mais il s’agit seulement de la préparation. N’importe quel danseur pourrait vous dire que s’il pense en dansant à ce qu’on lui a dit pendant les classes ("fais-ceci, fais pas ça"), tout s’effondre. Le moment est perdu. On danse avec la joie de la liberté. Mais quelqu’un qui regarde, peut être touché profondément s’il y a de la proportion. Il ne faut même pas penser à cela. Si la proportion est en vous grâce à votre préparation, alors elle va vous guider. Si elle n’est pas en vous, vous ne serez pas guidé.
La préparation, bien entendu, n'exclut pas "l'ouverture-disponibilité", souligne t-il :
Un artiste "mauvais" n’a que des idées, des règles, des techniques. Un "bon" artiste se trouve dans un état d’ouverture-disponibilité. Les gens accordent leur crédit aux créateurs, ils croient en eux. Mais la création n’émerge pas de la personne du "créateur", la création passe à travers sa personne… si elle trouve en elle la préparation et l’espace nécessaires. [10]
Pour Peter Brook, cela est valable pour tous les artistes :
Ce processus est identique en musique ou s’agissant du théâtre, etc. L’acteur, par exemple, a son espace intérieur plein d’ambitions, de peurs, d’enthousiasme, tout ce genre de choses. Mais son espace n’est pas vide, il n’est pas disponible. Tout ce que nous devons faire, c’est dépouiller, déblayer le chemin, créer un espace vide, plein d’un vide vivant, vibrant.
En 1979 j’étais membre de l’Institut Gurdjieff de Paris et je travaillais avec Peter Brook dans un groupe où il y avait une dizaine d’étrangers soigneusement choisis après une année de travail préparatoire. Pourtant, avec lui nous ne parlions jamais d’art, de littérature, et encore moins de théâtre.[11] Cela était exclu. Nous étions là uniquement pour apprendre à entrer en contact avec nous-mêmes d’une nouvelle façon, à nous exercer à diriger l’attention sur soi d’une façon méthodique. Et aussi, pour apprendre la technique gurdjiefienne très rigoureuse de la méditation. Peu à peu je commençai à prendre l’habitude de méditer avant de me mettre à écrire : d’abord un quart d’heure, puis une demi-heure, idéalement une heure. Cela m’aidait à atteindre, pas toujours, mais de plus en plus fréquemment, ce que Peter Brook décrit dans son entretien : un dépouillement intérieur, un chemin déblayé qui puisse être emprunté sans encombre.
Cependant, rien ne me permettait d’assurer que ce que j’écrivais avait une vraie qualité. Vivant en exil en Europe, très loin du Chili, mon pays natal, dans une pauvreté contraignante quoique sciemment acceptée, car elle me permettait de me consacrer uniquement à écrire, j’avais peu d’amis [12] et, bien sûr, aucun éditeur ne s’intéressait à mon ambitieuse prétention : aller au-delà du roman comme genre littéraire. J’étais, sans l’avoir voulu, ce qu’on appelle un "écrivain d’avant-garde", suspect, difficile à suivre et à lire et, pour plusieurs de mes rares lecteurs, surtout pour mes amis écrivains, mes écrits n’étaient pas littéraires, ils étaient "sans qualité”. Or, ils comprenaient la "qualité" surtout comme une donnée qui allait dans le sens de ce qu'aujourd'hui on appelle "tendance", mot à la mode des magazines "people". Pour Peter Brook, la qualité est quelque chose de très différent :
Il y a quelque chose en nous qui correspond à ce mot qualité qu’aucun dictionnaire ne peut expliquer, mais dont nous savons ce qu’il signifie. Quelque chose qui a plus de cette qualité et quelque chose qui a moins de cette qualité. Et cela, seule l’expérience peut nous le montrer. Il n’y a aucune utilité à parler d’art, de musique, de n’importe quelle forme de théâtre si nous ne reconnaissons pas les différents degrés de cette qualité. Ceci est essentiel.
Comment donc reconnaître une vraie qualité dans une tentative scripturale avant-gardiste qui ne se reconnaissait même pas en tant que telle ? Pour moi c’était quelque chose d’essentiel, comme pour un navigateur solitaire il est essentiel d’avoir un point de référence, un phare qui guide sa navigation. Il me fallait trouver une technique valable, m’assurer d’une méthode efficace dans mon style d’écriture, trouver une forme qui puisse me permettre d’atteindre à une vraie qualité. Cependant, pour Peter Brook la forme vient en deuxième place :
La forme vient en deuxième place. C’est aussi simple que cela. Et ce qui est terrible dans les universités et les écoles d’art, c’est qu’elles commencent toujours par la forme. Ce que nous cherchons (toujours avec l’aide de la forme), c’est trouver ce qui peut illuminer la forme. Et c’est ce qui peut illuminer la forme qui est vraiment valable. Si nous sommes attentifs à la vie, nous pouvons sentir que la vie est en mouvement permanent et, par conséquent, ses formes changent aussi tout le temps. Les grands artistes de toutes les époques sont conscients que la vie et ses formes changent constamment. Et c’est pour cette raison que pour un compositeur de notre temps écrire de la musique à la façon de Stravinsky ou de Bach, n’a aucun sens. Ces formes-là étaient très justes à leur époque. Plus tard, on les reconnaît, on les enregistre et on les inclut dans ce qu’on appelle "Histoire de l’art". Plus tard, il arrivera un moment où l’artiste sentira le besoin d’un changement et, comme Picasso, il dira : "Non, nous ne pouvons pas continuer à faire les choses de la même façon qu’il y a 50 ans, nous ne pouvons pas continuer à faire des peintures naturalistes parfaites, il y a quelque chose de nouveau qui doit être révélé et il faut essayer de chercher quelle est la forme adéquate pour cela".
Donc, Peter Brook reconnaît la nécessité d’innover, de trouver des formes nouvelles pour exprimer ce qu’il y a de nouveau dans l’évolution de la vie humaine. Pour moi la "forme roman" était dépassée, périmée, elle ne correspondait plus aux besoins de l’individu ni à ceux de la société. L’invraisemblable banalité et frivolité des romans encensés par la critique des journaux, me laissait stupéfait. La cascade des prix littéraires déversés sur la production romanesque mondiale camouflait la basse qualité des ouvrages proposés comme des "chefs d’œuvre de la littérature universelle", tous façonnés à peu près sur la même forme et cherchant, avant tout, la réussite sociale et, bien sûr, "to make money". Il fallait trouver une issue pour échapper à cette médiocrité formelle qui rongeait de l'intérieure la littérature la transformant dans un simple objet de consommation, en pitoyable "parole putanisée", comme dit Gurdjieff dans le prologue de Rencontre avec des hommes remarquables.[13] Et je voyais dans l’intertexte l'un des moyens de mettre fin à cette dérive et de redonner à la littérature une nouvelle vitalité.[14]
"Essai et erreur, essai et erreur… et vous recommencez", conseille Peter Brook pour créer une œuvre d'une véritable valeur esthétique.
"Essai et erreur", ce que nous appelons processus d’essai (…) Ce que nous devons tenter encore et encore, c’est une perception de la qualité : vous faites un geste, que vous soyez acteur ou peintre, puis vous l’observez et vous dites : "Oui, c’est l’idée, mais la qualité n’est pas là". Et vous recommencez.
Certes, le degré de difficulté pour un acteur, pour un peintre ou un écrivain, n'est pas le même. Peut-être le geste d’un acteur, le coup de pinceau d’un peintre, sont-ils plus rapides et aisés à refaire qu'un texte. Flaubert réécrivait parfois vingt fois une phrase… avant de tout recommencer le lendemain, toujours insatisfait du résultat. Balzac, feuilletoniste pressé par les journaux pour lesquels il travaillait, trouva quand même le temps pour écrire entre 1832 et 1842 jusqu'à sept moutures différentes de l'un de ses chefs-d'œuvre, Louis Lambert. Picasso, dont la rapidité d'exécution d'un tableau était légendaire, a réalisé, avant de parvenir à la version finale de Guernica…45 études préliminaires! Mais au fond il s'agit du même problème, du même objectif pour tout artiste : atteindre une certaine qualité.[15]
Pour aboutir à cette qualité, Peter Brook signale qu'il y a quelque chose d'encore plus important et nécessaire pour l'artiste : l'amour. Il prend comme exemple Henry Moore et l’amour qu'il éprouvait pour sa mère, atteinte de terribles douleurs du dos, qu'il essayait de calmer par des massages dévoués avec ses mains de sculpteur. Henri Moore, connu surtout par ses sculptures de grandes femmes, confiait à Peter Brook qu'au moment de sculpter (de "masser", en quelque sorte) le dos de ses sculptures, il se souvenait de sa mère souffrante. Le résultat, spontané, non recherché, était la grande vivacité de ses créations, pleines d'une qualité hors du commun.
Nous avons vu des œuvres d’artistes hautement appréciés, de peintres très cotés et pourtant ils ne nous touchent pas. Nous pouvons dire : "Oui, c’est bon". Ils essaient de faire de leur mieux, mais à l’intérieur - de l’intérieur qui guide la main, à l’intérieur de leur regard - cette sensibilité prudente et aimante n’est pas là. Car, c’est à partir de l’amour que ce que nous cherchons émerge...
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[1] Entretien publié simultanément en français, en espagnol et en anglais.[2] C'est la thèse que je soutiens dans Bakhtine, Proust et la polyphonie romanesque chez Dostoïevski .
[3] Fernando Pessoa (Lisbonne 1888 – 1935) est mort pratiquement inédit et méconnu de ses contemporains. Aujourd'hui il est reconnu comme le plus grand écrivain du Portugal et l'un des plus importants poètes du 20e siècle.
[4] Jiddu Krishnamurti naquit en Inde en 1895 et fut pris en charge à l'âge de treize ans par la Société Théosophique de Mme Blavatsky, qui voyait en lui "l'Instructeur du monde". Presque analphabète dans son adolescence, il deviendrait un merveilleux poète et gurû, suivi par de millions d'adeptes. Il est mort en 1986 en Californie.
[5] Il faudrait ajouter René Daumal et Le Mont Analogue, texte "inachevé", dont je parle dans mon article "René Daumal et l'enseignement de Gurdjieff". La dimension épique n'annule pas la spiritualité.
[6] Le concept du lecteur-écrivain et ses répercussions numériques et logiques est analysé par le professeur de littérature de l'Université de Montréal, Marcello Vitali-Rosati dans plusieurs de ses livres et de ses essais.
[7]Jürgen Habermas, philosophe allemand membre de l'école de Francfort, signale dans l’un de ses derniers entretiens que l’invention de l’imprimerie a permis à l’homme ordinaire de devenir lecteur, processus qui a pris plusieurs siècles avant de s’imposer à la majorité de la population humaine. Et, parallèlement, il constate que, à peine deux décennies après son invention, Internet fait de nous tous des écrivains potentiels. Nous pouvons donc imaginer que l’invention de l’écriture électronique fera du lecteur ordinaire un lecteur-écrivain… en beaucoup moins de temps!
[8] J'ai tenté cette possibilité dans L'Enlèvement de Sabine, texte construit en suivant les données du Nombre d'or et les règles pythagoriciennes du 3 et du 7. Mon livre Madre /Montaña /Jazmín est structuré selon les proportions du carré et de la spirale d'après les définitions de Kandinsky dans Point, ligne, plan, et dans Du sprituel dans l'art. Ulysse, le célèbre ouvrage de James Joyce (considéré comme le précurseur de l'intertexte) est construit en suivant les proportions de l'Odyssée homérique.
[9] Est-ce le cas aussi dans l’intertexte? Dans Dialogue intertextuel avec Bakhtine, j'écris: "Dit en passant, Cher Maître, notre dialogue intertextuel est en quelque sorte immortel, même si vous êtes déjà mort et moi pas encore…comme vivant est le lecteur qui nous lit en cet instant et nous prête son attention et sa présence…" p.69
[10] C'est à peu près ce que le Yi-King signale dans l'hexagramme N°1, Le Créateur. Mais aussi ce que les Grecs de l'Antiquité pensaient du "rhapsode", simple instrument d'une mélodie divine qui le traversait.
[11] Après une séance à l'Institut, j'ai voulu lui parler de ma pièce de théâtre Œdipe Rouge. Il se refusa sèchement. Je n'insisterai plus jamais.
[12] «Celui dont les amis sont en petit nombre, celui-là est l'Étranger», rappelle le Yi-King dans son hexagramme N° 56, L'Étranger.
[13] « L'un des principaux moyens de développement de l'intelligence est la littérature. Mais à quoi peut bien servir la littérature de la civilisation contemporaine ? Absolument à rien si ce n'est à la propagation de la parole putanisée9 ». Gurdjieff, Rencontres avec des hommes remarquables, Monaco, Ed. Du Rocher, 1984. Le film homonyme de Peter Brook (avec Terence Stamp dans le rôle de Gurdjieff) date de 1979.
[14] Dans Bakhtine, le roman et l’intertexte, je développe plus longuement ces idées, mises en pratique dans tous mes ouvrages intertextuels.
[15] Mes livres sont le résultat de nombreuses tentatives pour arriver à une forme "post-romanesque", souvent après plusieurs versions différentes, en espagnol et en français, laissées de côté les unes après les autres jusqu’à obtenir une forme acceptable. Versions étalées sur plusieurs décennies de travail, bien entendu. Cela dit, l'intertexte peut être aussi dépourvu de toute qualité, de toute spiritualité, comme le plus banal des romans. Tout dépend de la présence chez l'écrivain pendant le processus de création de son texte.