La Guérison - p.19/20
"...C'est ce que je raconte dans un cahier écrit à l'hôpital et dont je t'offre ici, lecteur, quelques fragments rédigés en français et en espagnol, saupoudrés d'un peu d'anglais et d'italien, avec quelques pincées de latin et d'araucan, le tout agrémenté par les souvenirs de ma vie médiévale.
Sans doute seras-tu étonné par cette pizza linguistique. L'explication est pourtant simple. Elle est contenue dans De Vulgari Eloquentia l'un de mes plus importants écrits théoriques. Dans cet essai, que j'ai rédigé au début du XIVe siècle, je reconnais que la langue d'oil est la plus adéquate pour écrire en prose vulgaire("Allegat ergo pro se lingua oi'l quod propter sui faciliorem ac delectabiliorern vulgaritatem quicquid redactum est sive inventurn ad vulgare prosaycum, suurn est1... "), tandis que la langue d'oc et, en particulier, la langue du si (le toscan, auquel je me permettrai d'ajouter, avec le recul que me donne cette réincarnation, le castillan) sont les plus appropriées à la poésie. Donc, dans cette nouvelle Comédie tout ce qui concerne la poésie est écrit soit en italien (toscano), soit en espagnol (castellano), et tout ce qui concerne le récit en prose est rédigé principalement en français, et parfois en anglais, langue du iö (ja ou yes),hypocritement romanesque mais excellente pour englober et occulter tout type d'obscénités. N'aie pas peur, lecteur. Aujourd'hui toute hôtesse de I'air parle plusieurs langues. Alors toi, intellectuel de haut vol, tu peux faire pareil. Toutefois, pour le cas où tu ne pourrais lire qu'une seule langue, je te laisserai en bas de page quelques notes qui renvoient à mon œuvre, surtout à ma première Commedia dont le texte sert de guide à celui-ci et, en quelque sorte, de langue de référence à toutes les autres. C'est une façon inédite d'écrire et de lire qui se situe - enfin ! - au-delà du roman, mais ce n'est pas plus compliqué que de jouer avec un hypertexte sur un ordinateur, tu en auras vite la confirmation.
Encore une petite précision linguistique avant d'entrer carrément dans l'Enfer. J'ai bien choisi d'écrire en français "vulgaire" et non en français châtié (franc-latin ou franc-bourgeois), langue de choix des clercs et des romanciers-parisiens de cette fin de siècle. Comme plus d'un linguiste l'a déjà remarqué, le français dit "littéraire" risque, à l'instar du latin, de devenir, par excès de maniérisme, une langue morte. Justement, si j'ai écrit ma première Commedia en toscan (la langue "volgare" à l'époque où j'étais Florentin) et non en latin, c'est parce que toute langue "vulgaire" est, par définition, plus vivante et riche que les langues censurées et torturées par les Inquisitions Académiques. Alors, lecteur, fais-moi grâce de quelques subjonctifs guindés que tu découvriras par-ci, par-là, et de ma tendance hispano-araucanienne à me servir du passé simple à la place du passé composé (forme verbale habituelle de la langue parlée des Gaulois), et permets-moi de te guider à travers ce qui au début te paraîtra une selva oscura textuelle, mais dont la lecture deviendra progressivement - suivant les rythmes eschatologiques de l'Enfer, du Purgatoire et du Paradis - moins saccadée, plus claire et plus rapide.
Bref. Voici les premiers fragments du manuscrit écrit à l'hôpital psychiatrique, que tu peux lire aussi, si ton imagination le préfère, comme une comédie où les acteurs sont - par delà les personnages - les textes et les langues elles-mêmes, celles-ci jouant, chacune à son tour, un rôle bien spécifique. Ainsi, le français joue le rôle de la langue populaire ; l'espagnol, celui de la langue de la folie (Don Quichotte) et, simultanément, le rôle de la langue de la psychothérapie (Sancho Panza); l'anglais, le rôle de la langue vénale des "businessmen" ; l'araucan et le latin, le rôle des acteurs comiques ; finalement, l'italien joue le rôle de la langue la plus noble et poétique de toutes, la langue maternelle ... "