Manolete Vilas, maestro sans égal du romanesque espagnol
J’ai rencontré Manuel Vilas en 1998, alors qu’il était encore un jeune poète. C’était à Calaceite, dans le Bas-Aragon, lors d’une rencontre littéraire internationale que j’avais organisée avec le soutien de l’ « Ayuntamiento » du village. C’est son ami José Giménez Corbatón qui l’avait emmené. Tous deux, encore au début de leur parcours littéraire, étaient enseignants dans un lycée de Saragosse. Le colloque, qui dura trois jours, accueillait les membres de la « Nouvelle Fiction Française » : Frédérick Tristan (prixGoncourt 1983), G.O. Châteaureynaud (prix Renaudot 1982), Hubert Haddad (prix de la Société des Gens de Lettres 1998) et Francis Berthelot (prix Science Fiction Metz 1980). Parmi les invités figuraient également quelques écrivains catalans : Toni Marí, Robert Saladrigas, l’historien Joaquín Monclús, l’écrivaine madrilène Natacha Seseña, le romancier chilien Mauricio Wacquez, ainsi que la journaliste péruvienne Elsa Arana. Les conférences étaient programmées en trois langues – français, castillan et catalan – et traduites simultanément par un groupe d’interprètes dirigé par EstherRomero, traductrice suisse-péruvienne 1 .
Manolo Vilas ne parlait pas un mot de français et resta presque muet pendant les trois jours du colloque. En revanche, suivant son impulsion d’ « écrivain mort de faim » (selon ses propres paroles), il mangea autant qu’il put à l’auberge du village sans avoir, bien sûr, à régler la note. Don Pablos de Segovia, le protagoniste famélique de El Buscón de Quevedo, l’une des références favorites de Manolo, aurait été satisfait .
Étant donné son mutisme (charmant), je ne m’intéressai pas attentivement à sa poésie, ce qui, heureusement, lui importait peu. L’important, c’était qu’il ait mangé et bu à sa guise et qu’il ait bien dormi dans les confortables chambres de la Fondation Noesis. Cependant, grâce à José Giménez Corbatón, auteur du roman La Fábrica de Huesos et admirable francophone, nous avons conservé un fil de communication après leur retour à Saragosse. À ce moment-là, je ne pouvais pas imaginer que le timide « novelillero» (pour ne pas dire « novillero »), quasi inconnu, deviendrait le célèbre Manolete d’aujourd’hui, porté en triomphe par les éditeurs les plus puissants de l’Hispanité. L’histoire de la littérature et de la tauromachie réserve ce genre de surprises.
Je reverrais Manolete Vilas quelques années plus tard. Il avait déjà reçu l’alternative comme romancier confirmé des mains de Giménez Corbatón, un parrain littéraire dont la dextérité n’avait cependant pas suffi à élargir l’exiguïté de l’arène éditoriale ni à rehausser la modeste faena de « Z », publié chez DVD Ediciones en 2002. Toujours accompagné de son parrain, il était revenu à Calaceite pendant l’été 2003. Nous sommes allés avec ma femme, Chantal, chez l’harpiste chilienne Asunción Claro, qui nous avait invités à prendre « una copa ». La soirée, spectaculairement alcoolisée, fut mémorable. Manolete ouvrait et fermait le réfrigérateur de la maîtresse de maison, récupérant toutes les bouteilles de cava qu’il pouvait trouver, et dansa une jota sur la table de la cuisine. Sans tomber. Un matador est un matador ! Je confesse qu’en mon for intérieur, étouffant les remarques de ma femme, je me suis dit : « Enfin je découvre quelqu’un de pire que moi. »
Je ne retrouvai Manolete qu’après l’exposition de Braun-Vega que j’avais organisée en 2006 au château de Valderrobres, avec l’aide de l’adjoint à la culture, Carlos Fontanet, et le soutien du musée de Teruel, exposition qui coïncidait avec la présentation en Espagne de mon intertexte La Société des Hommes Célestes.
Étant donné la pléthore d’invités (parmi eux Jorge Semprún, Bryce Echenique, la direction de Sens Public dont Gérard Wormser et la secrétaire de l’Association, Émilie Tardivel), je n’inviterai pas mes compatriotes aragonais (je me considère moi-même comme un « Aragonais du Chili » du côté de ma mère, « Artigas », un nom de famille étonnamment répandu à Huesca)[1].

Programme de l’exposition de Braun Vega / Château de Valderrobles (2006)
Émilie Tardivel était devenue ma nouvelle agente littéraire en remplacement de Carmen Balcells, qui entamait son déclin vers la mort. Émilie n’avait que 25 ans, des yeux célestes, une longue chevelure blonde, dense et ondulante comme un champ de blé en été, et une intelligence encore plus belle que son corps d’habile cavalière et de redoutable joueuse de tennis. Elle avait tout cela, en plus de son doctorat à Sciences Po et une maîtrise impressionnante de cinq langues. Profitant de son séjour à Valderrobres, je l’avais emmenée à Saragosse pour lui présenter Giménez Corbatón, son filleul Manolete et d’autres écrivains qui n’arrivaient pas à trouver des éditeurs assez riches pour se faire applaudir dans les « Ferias » de la littérature espagnole. Émilie était si belle et intelligente que les jeunes romanciers de Saragosse ne la prirent pas au sérieux en tant qu’agente littéraire. Pas même Manolete, que nous irions pourtant écouter à l’Institut Cervantès de Paris, où il participa à un récital de poésie. Regardant Émilie, tout ébahi, il lui dit poétiquement : « Eres muy bonita ». Elle sourit.
Je commençai à prendre mes distances avec mes amis de Saragosse, un peu déçu, à vrai dire. Le directeur de Prames, la maison d’édition où ils étaient publiés, m’avait avoué qu’il prenait rarement la peine de lire les manuscrits imposés par les sociétaires de l’entreprise, financée en bonne partie par l’Autonomía de Aragón et dédiée surtout à la promotion des trésors touristiques de la région. Il préférait les lire une fois déjà publiés. S’il les lisait. Par conséquent, pour des raisons d’hygiène littéraire, je cessai de le fréquenter. Quelque chose de similaire m'arriva avec Giménez Corbatón, pourtant habile constructeur de La Fábrica de Huesos, avec lequel nous avions échangé et collaboré dans Sens Public. Aimable mais imperméable à mon travail avant-gardiste sur l’Intertexte, l’écriture électronique et la nécessité de dépasser le roman comme modalité narrative, il m’avait envoyé un mail où il me déclarait sa passion pour les romans de l’écrivain américain Paul Auster, qu’il dévorait les uns après les autres. Je restai stupéfait. Je sais que les romans d’Auster se consomment facilement, à la manière des hamburgers Macdonald (de viande de bœuf national, de crocodile ou de perroquet tropical, tous ont le même goût). Dans un de ses derniers romans, 4321, impressionnant par son épaisseur dégoulinante, faisant étalage de ses tendances avant-gardistes à la Proust et croyant révolutionner la littérature narrative, il croise quatre histoires qui concernent en principe un même personnage placé dans quatre situations différentes (vivant, puis mort, vivant de nouveau, etc.). Résultat : quatre romans conventionnels, point final. Même goût, avec ou sans ketchup. Giménez Corbatón m’avait également confirmé son goût personnel pour l’édition à l’ancienne, imprimée sur papier. Pourquoi pas ? Chacun ses goûts. Je décidai alors de ne plus perdre mon temps et de me concentrer sur le développement de la Théorie de l’Intertexte,[2]
ce qui me prendrait encore de nombreuses années avant de la présenter à l’Institut Gorki de Moscou (2019), m’appuyant sur l ‘essai Bakhtine, Proust et la polyphonie romanesque chez Dostoïevski :
Entre-temps, à Paris (où je vis depuis 1969 ; je ne retourne à Calaceite que pendant les vacances), j’avais eu par la presse quelques nouvelles de Manuel Vilas, désormais métamorphosé en Manolete et encensé par la critique littéraire parisienne. Je n’accordai pas beaucoup d’importance à ce fait, étant donné que la critique française est majoritairement commerciale, comme dans tous les pays du monde. Son objectif, mal dissimulé, est de vendre la production des éditeurs et non la promotion de la littérature. C’est ce que disait René Daumal, poète apparenté au surréalisme de Breton, auteur du chef d’œuvre de la littérature « ésotérique » occidentale, Le Mont Analogue.[3]
René Daumal (Le Mont Analogue)
La véritable critique, -une science au sein de l’art de la littérature- trouve sa place dans les essais universitaires… et encore ! C’est pourquoi je me désintéressai des olé olé lancés par les journalistes et n’achetai aucun des livres, fort onéreux, proposés sur le marché. Je ne changerai d’attitude que plus tard, lors d’un repas avec Esther Puyó Montserrat à Beceite, dans la « Antigua Fonda Rodá », auberge où Luis Buñuel avait l’habitude de se restaurer lorsqu’il il voyageait entre Barcelone et la maison de sa famille à Calanda. Esther, brillante écrivaine de Un tiempo, un café, récit autobiographique limpide dans lequel la narratrice raconte la vie du village de Cretas à travers celle du bar du hameau, me fit part de son admiration enthousiaste pour l’auteur d’Ordesa, œuvre qui valut à Manolete deux oreilles, une queue et un tour d’honneur exigé par Juan Cruz, l’un de ses « banderilleros » d’Alfaguara [4]. Stimulé par l’enthousiasme d’Esther Puyó, je me procurai tous les romans de Manolete publiés à partir de 2018. Ma surprise fut considérable.
En effet, Ordesa est une œuvre exceptionnelle. Ce n’est pas un roman au sens rhétorique strict (personnages fictifs, intrigue, suspense, dénouement, fin, etc.), mais un récit autobiographique porté par une force poétique prodigieuse. « Le talent est un don de Dieu. Je ne sais pas quelle fierté on peut avoir à le posséder, comme si c’était quelque chose produit par soi-même », affirme Fernando Pessoa dans l’acte II de son Faust, neutralisant ainsi les jaloux et les envieux. Le talent poétique de Manolo Vilas est indiscutable, personne ne peut le nier après l’avoir lu. Ses constructions textuelles sont parfois défectueuses, mais ces défauts sont dépassés par l’intensité de son audace poétique et l’acuité de ses réflexions. Manolo est un génie de la littérature hispanique, tout comme Manolete était un génie de la tauromachie. Sa prose est saturée de comparaisons originales, de jeux intertextuels réussis, de pensées florales qui découvrent la beauté dans les recoins les plus ordinaires et insignifiants de la vie la plus ordinaire : la nôtre. C’est là que réside son universalité, au-delà de toute mesquinerie rhétorique. Malheureusement, comme tout génie, il est aussi enfantin et fragile. Et, d’un point de vue psychologique, un psychopathe. Kurt Schneider, psychiatre allemand post-freudien du milieu du XXe siècle, a établi une classification laborieuse des psychopathies. Les psychopathies ne sont pas des maladies mentales comparables aux névroses et aux psychoses, pathologies acquises durant l’enfance ou l’adolescence. Le psychopathe naît psychopathe, accablé par une constellation de gènes dont il n’est absolument pas responsable. Sa seule responsabilité consiste à affronter, bien ou mal, sa souffrance psychique (psychopathe : celui qui souffre de son esprit). Et dans la liste des psychopathes, il est possible d’inscrire autant le génie... que l’assassin. Le grand matador Manolete est un bon exemple par la génialité de ses « manoletinas » et par sa légendaire habileté à tuer un taureau d’un seul coup d’épée -fulgurant, précis, impeccable- lui abrégeant ainsi la douleur de la mort. Manolete Vilas n’est pas un assassin et ne le sera jamais, sauf de lui-même. Il parle souvent de se donner la mort à cause de sa souffrance mentale, réfractaire à l’alcool et à toutes les drogues et médicaments prescrits par une ribambelle de psychiatres antipoètes, parmi lesquels je ne me compte plus depuis que j’ai quitté la profession. Je préfère être un simple « antipoète », comme le recommandait Nicanor Parra, prix Cervantès chilien. Fernando Pessoa disait, à propos des psychiatres, que « le seul critique d’art ou de lettres doit être le psychiatre, parce que même si les psychiatres sont aussi ignorants et périphériques aux affaires que tous les autres hommes en ce qu’ils appellent science, ils ont quand même, face à ce qui est un cas de maladie mentale, cette compétence que nous jugeons qu’ils ont. Aucun édifice de la sagesse humaine ne peut être construit sur d’autres fondations ».
J’ai donc lu d’un trait Ordesa (Alfaguara 2018), Alegría (Planeta 2019), Los besos (Planeta 2021), Nosotros (Destino-Planeta 2023) et El mejor libro del mundo (Planeta 2024). Mon impression que Manolete était un génie s’est confirmée (s’il est grand, moyen ou petit cela ne se verra qu’avec le temps). Et ce que je redoutais à cause de son parcours éditorial, aussi. Manuel Vilas, qui jusqu’à la publication d’Ordesa se considérait, comme les « pícaros » de El Buscón, un écrivain « mort de faim », de « classe moyenne-basse », ne l’est plus, mais il est entré dans le champ de «la parole putanisée», dénoncée par Michel Waldberg dans son livre La parole putanisée (La Différence, Paris, 2021)[5], critique acerbe de Michel Houellebecq, l’écrivain français que l’on peut comparer à Manolo par son talent narratif. Sa prose est souple et agréable, souvent amusante. Son islamophobie fascistoïde, beaucoup moins.
Waldberg n’a jamais aimé Houellebecq. Il a toujours dénoncé l’écrivain cynique caché derrière le « romancier à succès », le poulain le plus rentable de l’écurie Gallimard-Flammarion. Et le plus prostitué. « Fondamentalement, je suis une pute, j’écris pour recevoir des applaudissements », avoue-t-il dans le journal Le Monde du 7 janvier 2022. Gurdjieff, parlant de la littérature contemporaine, souligne dans son livre Rencontres avec des hommes remarquables que « l’un des principaux moyens de développement de l’intelligence est la littérature. Mais à quoi sert la littérature de la civilisation contemporaine? Absolument à rien, sinon à la propagation de la parole putanisée ».[6]
Effectivement, si Ordesa est un récit poétique d’une grande sincérité existentielle, où l’écrivain explore l’essence de ses sentiments familiaux, les textes qui suivent obscurcissent son œuvre prise au piège du mécanisme fallacieux de la littérature industrielle. Dans mon article Révolution dans le monde de l’édition littéraire :
Révolution dans l’édition littéraire
je consacre plusieurs paragraphes à la situation en Espagne, où je fus publié par Montesinos Editor (Quimera) dans les années 80 (El Bautismo, El Sueño) sous le pseudonyme de « Juan Almendro ». [7]
Cependant, je m’intéresse surtout aux propriétaires des Ediciones Planeta, « los Señores » Lara, en particulier « el Señor » Lara Bosch, Moby Dick II, éditeur singulièrement obèse et grand dévoreur de romanciers et de petits éditeurs, en rien différent du fondateur de Planeta, Moby Dick I, franquiste acharné. « Je n’ai pas eu à faire beaucoup de saloperies parce que mon père les avait presque toutes faites », disait avec arrogance Moby Dick II à propos de son père, Moby Dick I, qui fut capitaine de la Légion putschiste, disciple du général Yagüe, célèbre pour sa cruauté (des milliers de civils fusillés sans pitié dans les rues durant la Guerra Civil).
Alegría, livre finaliste du prix Planeta en 2019, prolonge encore l’élan poétique d’Ordesa mais, fait curieux, le jury chargé de veiller au respect des volontés de Moby Dick I et Moby Dick II (aujourd’hui disparu, victime d’un cancer du pancréas qui lui fit perdre des dizaines de kilos, le transformant de cachalot insatiable en pejerrey inoffensif) ne lui attribua pas la récompense suprême de 601.000 euros, probablement promise au matador pour le convaincre d’abandonner la place madrilène d’Alfaguara. Les centaines de milliers d’euros tombèrent dans les poches de Javier Cercas, « novelillero » venu d’Extremadura, mauvais disciple du romancier chilien Roberto Bolaño, mais bon laudateur de son souteneur à l’Académie Royale Espagnole, Viagras Llosa («el Pichulas», comme le nomme, moqueur et insolent, Manolete, heureux d’avoir trouvé dans l’œuvre du romancier péruvien un synonyme de la très usée et abusée « polla » espagnole). [8] Cependant, à l’inverse du matador aragonais, un peu naïf, le lauréat extrêmeño eut l’astuce d’utiliser une des recettes favorites de la maison : « Pour commencer, mettez un meurtre relevé de mystère ; ensuite, ajoutez un détective pas trop bête, de préférence choisi parmi les limiers du marché des thrillers et polars ; le limier, remuant la queue, se chargera d’élucider le mystère en clarifiant qui sont les bons et qui sont les méchants dans notre société ultra-libérale. Ajoutez discrètement une grosse cuillerée à soupe d’anticommunisme et une pincée de philosophie existentielle avant de servir. Accompagnez de Coca-Cola. » Il va sans dire que toute tentative avant-gardiste est rigoureusement exclue du prix Planeta, comme le rappelle, sans aucune subtilité, le règlement :
"… déclaration explicite du caractère original et inédit de l’œuvre présentée, affirmant que sa création n’est pas le résultat de l’utilisation de systèmes, d’outils ou de techniques dérivés ou liés à l’intelligence artificielle, et qu’il ne s’agit pas non plus d’une copie ni d’une modification, totale ou partielle, d’une autre œuvre, qu’elle soit propre ou appartenant à autrui."
Dit de manière plus scientifique, en plus d’ignorer l’apport des dernières avancées technologiques de l’écriture électronique, le règlement ignore et exclut l’intertextualité, mécanisme axial de la narrative d’avant-garde défini par Julia Kristeva, Roland Barthes et Tzvetan Todorov dans les années 60-70. Le règlement de Planeta cherche sans doute à éloigner le spectre du plagiat, forme inférieure de l’intertextualité, pratiquée sans vergogne par l’« Immortel » Vargas Llosa (R.I.P.) [9] mais, en réalité, il protège le roman en tant que genre narratif ancien de plusieurs siècles, esthétiquement sec, mais commercialement encore très juteux.
Manolete, logiquement déçu d’avoir perdu le prix en 2019 face à un «segunda espada» sans relief, peut-être à cause d’une trahison, assaisonnement fréquente dans les restaurants de l’establishment littéraire-éditorial où se décident les prix, fut réconforté et dorloté à temps par sa new wife, Mo, « spanish novelist » et professeure de «spanish creative writing » pour des étudiants de «spanish origin» à l’université d’Iowa City (extravagant, indeed). La professeure, en plus de lui interdire de boire, lui imposa de faire preuve de patience et d’attendre humblement son tour. Entre-temps, elle participa au concours du prix Nadal, décerné par les éditions Destino, maison secondaire parmi tant d’autres propriétés des descendants de Moby Dick I. Elle reçut d’emblée les 18.000 euros du prix pour son roman «El mapa de los afectos ». Fait curieux, sa narration se déroule presque entièrement dans le Midwest américain avec des personnages nés sur place, mais parlant l’espagnol comme les shérifs, les Sioux et les Apaches des westerns doublés. Le texte n’a pas plus de valeur esthétique qu’un comics, spécialité de Mo en tant que Philosophal Doctor en general, doctorat qui épate Manolete (simple licencié en philologie). La prose du texte est linguistiquement dénaturalisée dès les premières lignes. Les personnages parlent une seule langue, la langue maternelle de l’auteure-narratrice-protagoniste, Madrilène de cul et de cœur, monolinguisme hérité du monolinguisme consubstantiel du roman ordinaire, ce qui affaiblit considérablement la vraisemblance du récit. L’indispensable meurtre romanesque (ici, un féminicide à la Bolaño) ne compense pas l’absence de suspense. El mapa de los afectos, exemple typique de « fiction morte » (comme aurait dit Frédérick Tristan), ne sert qu’à greffer un discours féministe/machiste ambigu et opportuniste. Manifestement, Manolete n’a pas su aider sa fresh wife avec le talent de son propre génie. On peut alors se demander pourquoi elle a obtenu le prix Nadal. La réponse est évidente : le jury, encouragé par le commissaire de Moby Dick SA, admirateur du père de Mo, José Merino, Magnífico Académico de la Real Academia Española dont l’immortalité n’a pas encore été validée par les Immortels de l’Académie Française- n’a pas récompensé le roman pour sa qualité esthétique (moyenne-basse), mais plutôt en hommage à la culture USA des literary workshops.
L'habileté de Manolete à manier la prose pour rédiger son nouvel ouvrage Los besos, roman conforme aux exigences rhétoriques du romanesque conventionnel (personnages fictifs, suspense, dénouement, etc.) ne lui servit à rien. Il n’obtint aucun prix de la part de las Ediciones Planeta. Pourquoi ? Difficile à expliquer. Le flirt intertextuel de Los besos avec Cervantès en fut-il la cause ? (L’intertextualité, disions-nous, est ignorée par le jury, souvent sénile, avec ou sans 'quevedos'.) L’obstacle est aussi idéologique. Comme on le sait, personne ne peut remporter les prix concoctés par Moby Dick S.A. sans être un romancier de droite. À de très rares exceptions près. Antonio Skármeta, écrivain chilien partisan de Salvador Allende, en fut une. Il remporta l’argent de la Grande Récompense grâce au prestige mondial du président du Chili, prestige que les éditeurs surent exploiter commercialement. Ce prestige fut aussi mis à profit par Isabel Allende, romancière dévergondée, ravie qu’on la prenne pour la fille homonyme de Salvador Allende, la véritable héroïne restée auprès de son père le jour du coup d’État. [10]
Être de droite est une condition que Manolete remplit, bien qu’il soit inscrit depuis sa période de professeur de lycée au syndicat de travailleurs CC.OO. Nonobstant, son profil idéologique correspond à celui d’un anarchiste de droite -même s’il prétend être un anarchiste de gauche, « ex-marxiste désillusionné du communisme »- une formule utilisée par Vargas Llosa pour discréditer le socialisme. Or, un anarchiste, quelle que soit sa tendance, est toujours imprévisible et dangereux. Moby Dick et ses héritiers le savent bien. Manolete prend plaisir à tourner en dérision les gouvernants socialistes de l’Espagne actuelle, tout en épargnant l’extrême droite et la droite extrême qui attaquent sans répit la démocratie post-franquiste. Le problème, c’est qu’il aime aussi s’en prendre à la monarchie, fait peu compatible avec les intérêts de Planeta. Moby Dick I avait su séduire Juan Carlos I pour que la Maison Royale soutienne la sienne et que le souverain accepte de participer aux grands anniversaires et cérémonies de l’entreprise multimillionnaire. Persuadé d’entrer dans l’Histoire en tant que « Roi de la Littérature et des Arts » (supérieur à Alphonse X le Sage), le roi reconnaissant anoblit Moby Dick I avec le titre de Marquis del Pedroso. Manquer de respect à la monarchie n’est pas très convenable.
On peut supposer, sur un mode romanesque, qu’après le relatif silence qui avait entouré Los besos, Manolete, conseillé dûment par Mo, aurait fini par tirer les enseignements nécessaires. Effectivement, dans Nosotros, son nouveau roman, les lecteurs apprendront tout sur les montres adaptées à chaque rang social, la rapidité des limousines françaises, allemandes ou italiennes, les vêtements les plus chers, les meilleurs hôtels cinq étoiles, les plus belles plages de la Méditerranée (avec un bref rappel “progresista” à propos des cadavres de migrants naufragés), les restaurants de renom, les champagnes, whiskys et vins les plus fins, à consommer avant ou après les rapports sexuels de la protagoniste, une veuve nymphomane (et bisexuelle si besoin) qui se pâme dans des orgasmes mêlant plaisir et douleur, provoqués par la pénétration à travers les divers orifices offerts par la Nature. Et comme horizon à la mode, une certaine tonalité féministe défendant l’émancipation de la femme : elle a le droit de forniquer (en piétinant avec ses hauts talons les membres de l’Opus Dei et les interdits imposés par l’Église), quand elle veut, avec qui elle veut et comme elle veut… à condition d’être riche et issue des classes favorisées (classe moyenne-haute, s’emboîtant, si possible, avec la haute-basse et, pourquoi pas, avec la haute-moyenne et à la rigueur, avec la Haute tout court).
Manolete, en s’inspirant de Neruda (qu’il admire), aurait pu intituler Nosotros, « Ode à l’argent ». Pour ma part, de toutes les magnifiques odes du poète chilien, ma préférence va à l’Ode à l’oignon. Fait notable : toutes ces péripéties romanesques sont racontées avec la maestria poétique propre à Manolete, enrichies de réflexions sur la vie et la mort, des « manoletinas » dignes d’applaudissements. On peut ajouter la cohérence esthétique du texte, assurée par l’intertextualité avec le superbe sonnet de Quevedo, Amor constante, más allá de la muerte : « Ils seront poussière, mais poussière amoureuse », dit le dernier vers. Hélas, Manolete, revêtu de son brillant habit de romancier, ne nous offre dans Nosotros que de l’affligeante parole putanisée. Non obstant, il eut au moins la consolation de décrocher le prix Nadal, à l’instar de Mo.
La récompense, revalorisée à 30 000 euros, ne parvint pas à le satisfaire. Il resta “con sangre en el ojo”. Alors, il décida d’écrire un livre auquel il serait impossible de refuser le prix Planeta, le prix Cervantès et même le prix Nobel : El mejor libro del mundo (Le meilleur livre du monde). Rien de plus, rien de moins. On peut se demander pourquoi sa Dulcinea from Iowa City, anticipant la réaction des romanciers -tous persuadés (y compris elle) d’avoir écrit avant lui le meilleur livre du monde- ne tenta pas de le dissuader de fanfaronner de manière aussi puérile et provocatrice. D’autant plus que Le meilleur livre du monde n’a presque rien d’un roman à proprement parler (il s’agit d’un texte autobiographique complexe, à la manière de Ordesa), et que l’œuvre comporte des erreurs tactiques fatales pour qui vise un prix littéraire en Espagne. Manolete se moque du président socialiste, qu’il surnomme “Égolo Narciso Sánchez” - ce qui, dans le contexte politique de l’Espagne de 2025, joue plutôt en sa faveur (la presse ressort la momie de Franco du congélateur chaque fois que c’est utile, comme pendant sa sinistre agonie) - et il raille à nouveau la famille royale, en particulier l’Infanta Leonor de Todos los Santos, selon lui triste prisonnière de son propre rang. La fille aînée de Felipe VI et de la reine Letizia (qualifiée de “roturière communiste” par l’extrême droite) n’aurait même pas, entre autres interdits, le droit de fumer un joint ou d’imaginer un avenir en tant qu’actrice porno. C’est ce que Manolete Vilas ose insinuer témérairement par une muletilla à haut risque. « En mala hora !», s’exclamerait, consterné, Gabriel García Márquez, grand amateur de corridas et de prix littéraires. « Por Dios santo de la Cruz de San Andrés !», se signerait Camilo José Cela, le Nobel athée qui fit de Franco son dieu personnel.
Manolete, habile avec l’acier de sa plume (une Parker 51 de collection, très chère), se montre un peu maladroit dans le maniement de ses bombes anarchistes (Quevedo, et ses libelles contre Felipe IV, ne faisait pas mieux, certes). Si Moby Dick SA ne peut, par simple courtoisie, offrir un million d’euros (le nouveau montant du prix qui dépasse, enfin !, celui du Nobel) à un écrivain insolent envers les invités royaux de la cérémonie de sa Grande Récompense, l’attribution à Manolo du prix Cervantès -célébré par Felipe VI, la reine Letizia, et les Infantas Sofía et Leonor lors d’un banquet au palais royal- semble impossible.
Le meilleur livre du monde n’est peut-être pas le meilleur livre du monde (tous les livres du Pichulas Vargas Llosa passent d’abord, protesteront, scandalisés, ses acolytes d’Alfaguara, Juan Cruz et Cie, chantres de la médiocrité romanesque), mais c’est probablement le livre le plus utile du monde. Manuel Vilas, sans l’avoir consciemment voulu, décrit en filigrane la réalité invraisemblable du succès édito-littéraire à notre époque.
Un bref exemple, extrait de Le meilleur livre du monde :
« Je me glisse dans un stand de la Foire du Livre de Madrid et j’attends que les lecteurs viennent. Inexplicablement, ils viennent. En tant qu’écrivain, tu es les lecteurs qui viennent. Il y a des écrivains avec d’énormes files d’attente, des gens qui les attendent avec ferveur. Moi, je n’ai pas de file. J’ai un goutte-à-goutte. Parfois je reste les bras croisés et alors l’angoisse me prend, parce que toute ma vie, à cet instant, dépend de l’arrivée des lecteurs et de la disparition du sentiment d’échec. » Manolo Vilas pourrait préciser : « En tant qu’écrivain, tu es les livres que tu vends. »
Rappelons que Kafka et Pessoa, « parrains spirituels » de Manolete (dont il ne tient aucun compte dans la réalité), sont morts sans avoir eu d’autres lecteurs que leurs amis et sans avoir vendu (comme Van Gogh ses toiles) le moindre exemplaire.
Ils sont poussière, mais non de la poussière putanisée.
Je n’étais pas aux côtés de Manolete lors de la Foire dont il parle, mais il m’est arrivé d’assister à des événements similaires aux côtés d’autres écrivains. Frédérick Tristan fut invité à Barcelone par Mauricio Wacquez, le directeur littéraire de Versal, l’éditeur espagnol de Les Égarés. Tout était grandiose : avion en première classe, hôtel cinq étoiles, conférences de presse, radio et télévision, meilleurs restaurants, etc. Et, ce qui importait le plus aux propriétaires de Versal, la séance de dédicaces de son roman Los extraviados (Les Égarés) dans le grand magasin « El Corte Inglés », place de Catalogne.
Ce que j’ai vu me fit honte :
Frédérick Tristan, inspirateur de la Nouvelle Fiction française, haut dignitaire maçonnique, chargé d’honneurs et de prestige, assis devant une table en plastique sur le perron d’accès du magasin, derrière une pile d’exemplaires de son œuvre primée par le Goncourt, attendant que quelqu’un vienne acheter son livre. Personne ne venait. Un vendeur ambulant, profitant de la circonstance, s’était installé avec ses babioles quelques marches plus bas que le grand écrivain. Frédérick, plein d’humanité et de modestie, lui sourit. Le vendeur ambulant s’en sortait mieux que lui jusqu’à ce qu’un employé d’El Corte Inglés vienne pour expulser l’intrus. Quelques acheteurs, très peu nombreux, s’approchèrent pour lui demander une dédicace. Mauricio Wacquez, informé de la situation, se précipita pour mettre fin à la torture humiliante du romancier.
Eh bien, cette scène kafkaïenne se répète, avec plus ou moins d’acheteurs, dans toutes les foires du livre. L’écrivain est une sorte de « représentant de commerce » de l’éditeur. Dans le meilleur des cas, on pourrait le comparer à un employé chargé de faire la publicité de l’entreprise, mais son activité commerciale ne diffère pas essentiellement du travail d’un vendeur de fruits et légumes sur un marché. Manolete est conscient de cette situation dans laquelle l’écrivain est transformé en simple employé subalterne d’une entreprise qui lui impose, directement ou indirectement, de vendre sa production de marchandises. Mais il l’accepte sans broncher : un euro est un euro. Bien sûr, la vente en foire est purement publicitaire, anecdotique par rapport à la vente en librairie. On peut en dire autant des interviews à la radio ou à la télévision, marchés médiatiques traîtres et épuisants pour l’écrivain, à qui l’on impose une usure intellectuelle et émotionnelle comparable à l’affrontement avec une commission d’examinateurs. Pour sa part, l’entrepreneur favorisera l’activité du vendeur dans la mesure où celui-ci augmentera ses gains. Il mettra à sa disposition le transport, l’hébergement et les repas, en tenant compte du nombre éventuel d’exemplaires qu’il a pu ou pourra vendre. Rien de plus juste dans notre monde régi par les lois du marché.
Manolete se félicite de l’enseignement que lui a laissé son père, humble vendeur de tissus et d’étoffes fabriqués par les entreprises textiles d’Aragon, qui allait de province en province dans une vieille Seat pour offrir sa marchandise à des tailleurs et à des commerçants. Grâce à cela, la famille, qui le voyait peu à cause de ses tournées provinciales, pouvait manger. Manolete, écrivain de classe « moyenne inférieure » tombant vers la « classe pauvre », proche des paysans sans terre et du prolétariat sans emploi, n’a jamais été « un mort de faim » comme les pícaros de Quevedo. Son père a toujours gagné l’argent nécessaire pour payer les tortillas de pommes de terre que cuisinait sa mère (les meilleures d’Aragon, c’est-à-dire les meilleures tortillas de pommes de terre du monde). C’est pourquoi, étant athée, il divinisa son père en suivant la loi de la nature humaine : celui qui ne croit pas en Dieu doit s’en inventer un (Hitler, Staline, Zidane, Trump, Messi, Poutine, Franco, le Pape lui-même et bien d’autres) ou s’auto-diviniser (Viagras Llosa, R.I.P.). Le père de Manolete se levait à six heures du matin lorsqu’il partait en tournée. Il lui montra l’exemple pour devenir un représentant de commerce, aimable et bien habillé, même s’il ne réussit pas à lui expliquer clairement ce qu’est la dignité, peut-être superflue en ce qui concerne la vente de tissus. Lorsqu’il s’agit de la vente de livres, en particulier ceux écrits par le romancier lui-même, la dignité est sans doute recommandable.
Dans une interview émouvante publiée le 17 septembre 2024 par le quotidien El País en première page de son supplément culturel « Babelia », le jour de la sortie simultanée de El mejor libro del mundo et de Los Íntimos (Les Intimes), roman de Marta Sanz, les deux romanciers apportent quelques lumières sur leur condition de best-sellers. N’importe quel lecteur, surtout ceux qui aspirent à devenir des romanciers célèbres et riches, pourrait imaginer que les interviewés sont heureux d’apparaître photographiés en couverture de Babelia et d’annoncer que leurs livres sont les meilleurs du monde. Manolete et Marta (courageuse rejoneadora madrilène), sans être intimes (elle, 57 ans, « beaux restes » ; lui, 62 ans, avec des problèmes confessés de dysfonction érectile, ne donnent pas l’impression d’entretenir des relations sexuelles), partagent les mêmes peines : errer de ville en ville, de foire en foire, de chaîne radio en chaîne télé pour promouvoir leurs livres publiés par les meilleurs éditeurs du monde. Marta Sanz déclare se sentir « fatiguée de ne pas pouvoir quitter les chemins, ce va-et-vient d’une ville à l’autre, cette succession de conférences, clubs de lecture, festivals. Cette course sans arrêt. Ne jamais s’arrêter... » Manolete disait plus ou moins la même chose en parlant de sa vie de torero : « L’existence que nous menons est très triste, bien que le public croie le contraire. Notre vie est pire que celle des anachorètes ; nous n’en tirons aucun fruit ; d’une ville à l’autre, sans jamais nous reposer nulle part, accablés d’angoisse, traînant sur le dos la honte des mauvaises journées … » Marta ne s’en sort pas très bien avec les ventes (elle se plaint que parfois des mois entiers passent sans recevoir le moindre petit euro). Manolete, lui, rêverait d’avoir des chiffres de vente comparables à ceux de Pichulas (R.I.P.). Quant à la littérature, on en parle à peine, malgré la longueur absconse de l’entretien.
Nous, en revanche, nous avons bien parlé de littérature avec Manolo Vilas. C’était à Saragosse, lors d’une de ces rencontres où j’avais présenté Émilie Tardivel. Nous venions de sortir d’un « bar à tapas » et marchions avec toute la cuadrilla de jeunes écrivains menée par Giménez Corbatón. Peu à peu, Manolete et moi fumes distancés par le groupe. Nous parlions de mon compatriote et « tocayo » Roberto Bolaño, que j’avais croisé peu avant sa mort. Cela s’était passé lors de la présentation de mon intertexte La Guérison à la Maison de l’Amérique Latine à Paris, où il présentait Nocturne du Chili et annonçait la traduction française de son roman Les détectives sauvages. Bolaño m’avait parlé de son œuvre, alors inachevée, 2666, roman aujourd’hui considéré par la critique française et mondiale comme le “top du top”, au-dessus des romans de Roth, Auster, Houellebecq et de tout romancier lauréat du prix Nobel. Je lui offris un exemplaire de La Guérison, publiée peu avant par les Éditions de la Différence, en précisant qu’il s’agissait du cinquième tome d’une pentalogie multilingue, Les Phases de la Guérison, accompagnée d’un glossaire recommandé par Michel Butor, De l’éloquence en langue d’oïl. Le multilinguisme, mais surtout le mot “pentalogie”, l’impressionnèrent. À ce moment-là, 2666 n’était qu’un ensemble de plusieurs romans indépendants. Ce n’est qu’après sa mort que 2666 parut comme une pentalogie, selon les dernières volontés de Bolaño... mais en un seul volume de mille pages, plus facile à manipuler et à vendre, selon les volontés des éditeurs. C’est ce que je racontais à Manolo, qui me confirma de son côté son admiration pour un écrivain fasciné par le Mal, fascination dans laquelle il voyait l’origine poétique de l’œuvre du romancier. S’intéresser au Mal, rien de mieux. Le Bien est ennuyeux, dépourvu de poésie, m’assurait en substance Manolete. “Et Dante?!”, m’exclamai-je, presque en criant. Dante s’intéresse profondément au Mal, comme il le décrit dans l’Enfer. Mais ensuite, il indique dans le Purgatoire le chemin pour sortir du Mal et atteindre le Bien dans le Paradis. Le Bien peut être encore plus poétique que le Mal, lui dis-je. Hélas, apparemment Manolete n’avait pas lu la Divine Comédie. Ni la Vita Nuova, autobiographie poétique de sa jeunesse amoureuse, où Dante mêle prose et poésie (“la poésie comme explication, l’explication comme poésie”, diraient des siècles plus tard Lautréamont et les surréalistes). Manolo, pour écrire ses récits autobiographiques, aurait gagné en clarté rhétorique s’il avait pris en compte la Vita Nuova, ouvrage précurseur des tentatives d’avant-garde les plus audacieuses d’aujourd’hui. Roland Barthes s’en est inspiré lors de son dernier séminaire au Collège de France, interrompu par sa mort brutale dans un accident rue des Écoles, face à la statue d’Alighieri. “Dante est un casse-pied que personne ne lit”, assure Manolete dans El mejor libro del mundo. Suivant sa logique linguistique, l’italien n’existerait pas en tant que langue fondamentale de la poésie d’Occident. Puis il semble changer d’avis, pivotant sur lui-même dans une sorte de verónica ou plutôt une media verónica, voire une chicuelina, si l’on peut nommer ainsi ses volte-face et revirements intellectuels, passes dans lesquelles il excelle. “J’aime beaucoup Dante parce que tout en lui est extrême, passionné, intense, insupportable”, soutient-il habilement, manifestant son enthousiasme pour le génie florentin, avant de pivoter dans le sens opposé et d’affirmer, avec la même dextérité : “Je ne sais pas ce que fait dans l’histoire de la littérature universelle le rabat-joie dramatique et dantesque de Dante parce que personne ne le lit”. Excepte lui, peut-être, traduit en vieil aragonais, car en italien, certainement, il ne l’a pas lu.
Je compris que l’une des faiblesses de Manolo est sa culture, très riche autour du rock (Dylan, Lou Reed, Chuck Berry, Elvis Presley, etc.), mais plutôt pauvre en ce qui concerne la littérature proprement dite. Être monolingue dans une Europe multilingue ne l’aide pas. Pourtant, Cervantès, l’un de ses référents intertextuels habituels, dans Les travaux de Persiles et Sigismunda valorise le multilinguisme européen, ouvrant la porte à une évolution multiculturelle et multilingue de la littérature et préparant ainsi le terrain pour le dépassement du roman comme genre littéraire.
Manolete avoue ne parler correctement que l’espagnol, mais se plaint d’être considéré, malgré les traductions négociées derrière son dos par les éditeurs de l’International Establishment S.A., comme un simple « écrivain espagnol ». Il semble confondre en une seule entité inséparable nationalité et langue. Grossière «manoletada » ! La véritable nationalité d’un écrivain ne correspond pas forcément au territoire où il est né par hasard, mais dépend aussi de la langue dans laquelle il écrit par décision volontaire et consciente. Pessoa affirme dans le Livre de l’intranquillité que sa vraie patrie n’est pas le Portugal, mais la langue portugaise... bien qu’il ait écrit avec un même talent en portugais et en anglais, sa langue d’enfance en Afrique du Sud.[11] Semprún est né en Espagne, pourtant il a écrit en français la plupart de ses livres. Nathalie Sarraute est née en Russie, mais elle a écrit aussi bien en français qu’en russe. Kundera a commencé à écrire en tchèque avant de s’exiler à Paris et d’ écrire en français. Kafka est né en Tchécoslovaquie, mais il a écrit en allemand. Etc.
Certes, un écrivain peut écrire par simple snobisme dans une langue considérée comme « supérieure» à sa langue maternelle. Or, écrire et lire dans une langue autre que la langue maternelle peut répondre à des raisons profondément honnêtes, tant d’un point de vue existentiel qu’esthétique. Personnellement, pour ma tentative de dépassement du roman, il m’a été indispensable, par honnêteté intellectuelle, d’analyser les textes des surréalistes, des « nouveaux romanciers », le roman Tel Quel, l’Oulipo, la Nouvelle Fiction et d’explorer minutieusement La Recherche proustienne dans la langue originale et non dans des traductions opaques et contestables (une traduction sera toujours la transcription de la lecture que le traducteur fait de l’œuvre originale). Les grands mouvements d’avant-garde du XXe siècle, après les formalistes russes, sont français. C’est pourquoi j’ai choisi d’écrire en français, sans abandonner toutefois mon écriture en espagnol. Peu m’importe que l’on me considère comme écrivain chilien ou français (La Guérison inclut cinq langues). Quant à Manolete, je disais qu’il n’aime pas qu’on le réduise, sur le marché international, à l’étiquette de spanish writer, d’autant plus que cette appellation a un léger arrière-goût de racisme culturel. Mo, spanish novelist, l’a sans doute expérimenté à Iowa City, où, soit dit en passant, le destin m’a conduit à découvrir le Literary Workshop au début de ma vie d’écrivain. J’ai plusieurs fois assisté à des actes de racisme anti-hispanique dans les bars de cette petite ville (White Anglo-Saxon Majority), où les Noirs, les Mexicains et les Latinos en général étaient mal vus et parfois expulsés à coups de pied.
Université d’Iowa City
Je dois préciser que je suis arrivé au Workshop invité par mon ami Juan-Agustín Palazuelos, boursier de la Ford Foundation. Je fus reçu avec gentillesse par le directeur, le poète Paul Engle, et son aimable compagne, l’écrivaine chinoise Nieh Hualing (j’avais quitté mon refuge solitaire à Jávea juste pour passer les fêtes de fin d’année à Iowa City). À un moment donné, on me proposa de prolonger mon séjour en tant que boursier officiel. Je refusai lorsque je réalisai que boire du bourbon du Kentucky (excellent) était l’activité centrale de l’atelier littéraire, derrière laquelle se cachait un joli piège idéologique : l’objectif du Workshop, qui invitait généreusement chaque année une cinquantaine de jeunes écrivains venus du monde entier via un programme élaboré à Washington par la commission de la culture présidée par Nixon et Paul Engle, consistait à gagner la sympathie des nouvelles générations d’intellectuels afin de consolider l’empire culturel américain. Je préférai retourner à ma « spanish creative solitude » à Jávea.
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Jávea 1968 (Alicante / Valence)
La faiblesse culturelle de Manolete (son admiré et sophistiqué Javier Marías, so british, l’aurait qualifiée de « culture moyenne-basse ») l’empêche de percevoir la faiblesse du roman en tant que genre narratif périmé et de concevoir globalement sa propre œuvre de manière harmonieuse, sans tomber dans des contradictions qui transforment ses meilleures manoletinas en gestes superficiels, insuffisants pour composer une véritable pensée littéraire, telle que celle exposée dans la Recherche (« une démonstration », l’appelait Marcel Proust). Il n’aime pas Dostoïevski, qu’il méprise pour sa prétendue solennité. Son dédain lui ferme la porte à une compréhension adéquate de la polyphonie romanesque développée par l’écrivain russe et aussi à son interprétation de la monophonie poétique inspirée de Neruda ou de la pseudo-monophonie hétéronome de Pessoa. Il connaît mal Joyce, dont l’Ulysses, chef-d’œuvre de l’intertextualité, aurait pu lui faciliter un jeu intertextuel plus fertile et efficace avec Quevedo.
Malgré ses carences (ou peut-être grâce à elles), Manolo Vilas dépasse souvent les limites du roman conventionnel pour devenir un écrivain d’avant-garde... sans s’en rendre compte. Ses meilleurs livres ne sont pas des romans. C’est pourquoi son insistance à se présenter à des concours douteux comme ceux de Planeta, Alfaguara ou Herralde, etc., est un contre-sens risible. Cette obstination explique aussi le désenchantement de ses lecteurs «noveleros», lecteurs passifs qui, à cause d’une éducation littéraire déficiente, sont toujours en quête de fiction, d’anecdotes, de personnages imaginaires, de suspense, d’histoires d’amour, c’est-à-dire de la littérature comme divertissement. « En lisant un roman, on n’apprend rien. Un roman ne doit que divertir », pontifie le romancier argentin, complètement putanisé, César Aira, aspirant (par auto désignation annuelle) au prix Nobel ou à n’importe quel prix qui puisse lui apporter de l’argent.
Manolete a beaucoup de rivaux, pour la plupart « segundas espadas », qui luttent dans les arènes du romanesque hispanique, assistés par des banderilleros et picadors détestables. Le picador le plus lourd en kilos (et en intelligence) est son quasi-homonyme, le méta-romancier Vila-Matas, dénonciateur dans sa jeunesse de la corruption éditoriale et, dans sa vieillesse, publicitaire insidieux de Moby Dick SA, lorgnant du coin de l’œil sur le million d’euros du prix Planeta. Vas-tu savoir...
Manolete ne déteste pas être un vendeur ambulant pour les éditeurs s’ils lui paient de bons hôtels, de bons repas et des voyages en avions qui ne tombent pas. On dirait que sa vita nuova de romancier en quête de succès, consiste à déménager d’auberge en auberge et à écrire sur un ordinateur portable tout au long de ses déplacements. C’est un représentant de commerce comme son père, mais à un niveau supérieur : ce n’est pas la même chose de manger et de loger dans une pension que de manger et de dormir dans un hôtel cinq étoiles. Le « buffet à volonté » est inépuisable et les lits vastes comme un terrain de football. C’est le rêve de tout clochard sans domicile fixe. En effet, Manolo Vilas est un SDF de luxe... bien que dépendant de Moby Dick SA pour payer ses factures. Bien sûr, en apparence la liberté de l’écrivain est totale. En réalité, il n’en a aucune. Parce que si les ventes sont nulles et que Moby Dick se fâche, il n’y a ni Capitaine Achab ni Gregory Peck qui puisse l’aider, aussi fort ou beau soit-il. (Manolete est convaincu d’être beau, bien plus beau qu’Égolo Narcisse Sánchez. « Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai », riraient sans doute les Infantas et la reine Letizia, qui l’accueillent avec plaisir dans les salons du palais royal, où Manuel Vilas n’est plus invité après avoir écrit des bêtises à leur sujet. C’est peut-être pour cela que Manolo déteste Pedro Sánchez, et pas seulement parce que le président du gouvernement est socialiste.)
Fernando Pessoa, disait ceci à propos de la liberté de l’écrivain :
La liberté est la possibilité de rester isolé. Tu es libre si tu peux t’éloigner des hommes, sans que le manque d’argent, ou le besoin grégaire, ou l’amour, ou la gloire, ou la curiosité -choses dont ni le silence ni la solitude ne peuvent se nourrir- t’obligent à recourir à eux. Si tu trouves impossible de vivre seul, c’est que tu es né esclave. Tu peux posséder toutes les grandeurs de l’esprit, toutes celles de l’âme ; tu seras un esclave noble, ou un serviteur intelligent, mais tu ne seras pas libre.
La création littéraire exige la liberté. Mais de quelle liberté Manuel Vilas peut-il se targuer quand il sort angoissé de sa chambre de SDF de luxe dans un hôtel mille étoiles payé par son éditeur pour visiter (« de sa propre initiative », bien sûr) les librairies du coin et vérifier si ses romans y sont convenablement exposés et noter le nombre d’exemplaires vendus ? Après tout, il était plus libre et bien plus digne en tant que simple professeur de lettres dans les lycées d’Aragon.
Que penseraient de tout cela Kafka et Pessoa, maîtres admirés par Manolete ? Il est bien connu (on ne le rappellera jamais assez) que tous deux furent à peine publiés de leur vivant, sans aucune reconnaissance au-delà d’un petit cercle d’amis. Ni Pessoa ni Kafka ne vendirent leurs livres dans une foire, pour le compte des éditeurs. Ils se seraient sentis horriblement humiliés. Chacun sa personnalité, pourrait se défendre Manolete qui, manifestement, aime se déplacer de ville en ville, de foire en foire, et recevoir les applaudissements directs d’une file de lecteurs.
La comparaison entre le monde du roman et celui de la tauromachie ne peut pas être poussée beaucoup plus loin. Néanmoins, on peut comparer le courage existentiel du romancier et celui du torero. Le romancier, en particulier le romancier d’aujourd’hui, est souvent un petit couard qui se cache derrière ses fictions pour justifier ses mensonges et ses trahisons (Jorge Edwards, un autre prix Cervantes chilien et aussi Planeta SA, fut un maître de la trahison romanesque : dans ses livres, il dénigre ses amis après s’être servi d’eux et les avoir enterrés, comme Mauricio Wacquez, Enrique Lihn ou Pablo Neruda). Le torero, lui, est un courageux qui ne craint pas la mort. Il peut même l’appeler en provoquant le taureau avec une muletilla suicidaire qui mettra fin à sa propre souffrance humaine. C’est ce qu’a fait Manolete. Comment comprendre qu’un torero reconnu pour la fulgurance de ses gestes se soit inexplicablement attardé, lors de sa dernière faena, à enfoncer l’épée dans la croix de l’animal, donnant ainsi à Islero, un miura de 700 kilos, le temps nécessaire pour encorner et tuer le plus fin et le plus noble de ses adversaires ? Pensait-il à sa maîtresse, la précieuse actrice Lupe Sino («le serpent»), rejetée par sa mère Angustias et tout son entourage, remplissant d’amertume et de dépit son cœur de matador?
Manolete Vilas, grand propagandiste de la vie et du vitalisme, parle souvent de son propre suicide. Il a projeté de se jeter dans le vide depuis un pont (de préférence à Chicago, habillé avec élégance, à la mode italienne, près du Literary Workshop de l’université d’Iowa, loin, très loin de Barbastro, son village natal). Pour le moment, son suicide ne convient pas aux éditeurs. Il doit d’abord gagner le prix Nobel de littérature ou, au moins, le Cervantès.
En tout cas, il peut compter sur notre amitié.
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[1] Plusieurs membres de Sens Public présents au château de Valderrobres donnèrent des conférences sur la signification de l’intertextualité (Ingeburg Lachaussée, germaniste, maîtresse de conférences en philosophie politique à Sciences Po), de l’interpicturalité (Madeleine Vallette-Fondo, maîtresse de conférences à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée) et de l’intermusicalité (Margarita Celma, docteure en musicologie, directrice du chœur Mataranya), tandis que le cinéaste Yann Kilborne (maître de conférences à l’Université Bordeaux-Montaigne) prolongeait ses réflexions vers le cinéma. L’apparition de l’Intertexte comme nouvelle forme narrative post-romanesque n’est donc pas un phénomène isolé parmi d’autres pratiques artistiques, mais fait partie d’un mouvement de rénovation de la culture contemporaine où le multiculturalisme, le plurilinguisme et l’échange des principes esthétiques et techniques jouent un rôle déterminant.
[2] La théorie de l’Intertexte est une tentative pour s’échapper de la prison du roman. Essentiellement, elle cherche à valoriser la conscience au-dessus de la fiction, et à ne pas accorder à la fiction la suprématie sur la conscience, caractéristique fondamentale du roman contemporain.
[3] René Daumal, auteur du célèbre Mont Analogue, appelait « Kirittikik » la critique journalistique. Pour lui, les « romanciers » ne sont que de tristes « rumansiés » ». (Article sur Daumal)
[4] Personne ne connaît les détails du hold-up perpétré par Planeta, qui a subtilisé au groupe Alfaguara-Prisa-Santillana le best-seller convoité. « Secret défense », prétendra l’agence littéraire de Manuel Vilas.
[5] Michel Waldberg (1940-2012) était un écrivain franco-suisse. Il a passé son enfance à New York avec ses parents, Isabelle et Patrick Waldberg, artistes juifs en exil. Là-bas, il rencontra Marcel Duchamp et André Breton, qui marquèrent profondément son existence.
[6] Rencontres avec des hommes remarquables est l’une des œuvres les plus connues de Gurdjieff. Peter Brook en a réalisé une adaptation cinématographique de moindre envergure, mais fidèle au texte original.
[7] El Bautismo a été correctement imprimé au Mexique. El Sueño a été publié à Barcelone sans avoir été corrigé techniquement par l’éditeur espagnol. Des dizaines d’erreurs. J’ai compris que pour atteindre mes objectifs , il fallait que je change d’éditeur... et de langue.
[8] En écrivant cet article, j’ai appris la mort de Vargas Llosa, qui vient de mourir contre sa volonté, protestant avec indignation contre le crime de lèse-majesté infligé à un « Immortel » de l’Académie française. R.I.P. en tout cas.
[9] La guerre de la fin du monde, plagiat de Os Sertões, le roman du Brésilien Euclides da Cunha, pillage dénoncé par José Saramago, en est un exemple. De même, La fête du Chivo est un plagiat de The Death of the Goat, œuvre du journaliste de Time Magazine, Bernard Diederich, lequel, ayant découvert que Vargas Llosa avait même copié ses erreurs, tenta de le poursuivre en justice. (Voir l’essai « Plagiat et Intertextualité »)
[10] Isabel Allende -la romancière à succès- n’est pas la fille de Salvador Allende, mais une nièce éloignée. Pourtant, elle n’a jamais vraiment cherché à corriger l’ambiguïté sur sa prétendue filiation. L’écrivaine a largement profité de son homonymie avec la fille authentique du président chilien. Son roman La maison aux esprits sert de rideau de fumée destiné à dissimuler le rideau de sang de La Moneda. Les États-Unis, agresseurs que la romancière épargne dans ses propos, l’ont récompensée en lui décernant un Doctorat Honoris Causa (Harvard University). Javier Cercas, le « novelillero » venu d’Extremadura (vainqueur de Manolete en 2019), qui affirme dans ses interviews et articles que le Roman pourrait un jour remplacer l’Histoire et le Romancier remplacer l’Historien, pourrait applaudir sans hésitation sa collègue.
[11] Pendant des années, il se considérait comme un auteur de langue anglaise. Il a essayé de publier The Mad Fiddler, hypocritement refusé par les éditeurs londoniens. Il a ensuite décidé d’éditer 35 Sonnets et Antinous à compte d’auteur, l’autoédition de son époque. Sans aucun succès de ventes, of course.