Le Romancier

 

 
(La Société des Hommes Célestes, p.49-50)


Octobre
Dimanche, probablement. A la place du Docteur M., c’est Wagner qui vint me voir.
–Comment allez-vous, Monsieur le romancier ?– me demanda-t-il pour m’embêter, me voyant travailler sur mes cahiers.
–Moi, romancier ? Je ne compte pas sur cette profession qui donne à ceux qui l’exercent de nombreuses chances de devenir candidats directs à l’Enfer.95 Écrire des romans n’a plus aucun sens à notre époque !
–Pourtant, on publie chaque année des milliers de romans– rétorqua Wagner.
–Certes. Mais les libraires ne savent qu’en faire. Personne ne les achète. C’est pour cela que je réfléchis à un genre littéraire de mon invention, qui permettra de passer et de repasser merveilleusement du bizarre au commun, de l’absolu de la fantaisie à la rigueur extrême, de la prose aux vers, de la plus plate vérité aux idéaux les plus fragiles.96 Un genre destiné à sortir la littérature de la banalité romanesque où elle a été précipitée et à lui redonner son rôle de phare de l’intelligence humaine. Bref, une nouvelle forme littéraire dont je veux faire usage pour atteindre le but que j’ai en vue97 : démasquer la Société des Hommes Célestes.
–Alors, vous êtes très bien ici– dit Wagner, railleur. –Un hôpital psychiatrique est le lieu idéal pour mener à bien ce genre de tentatives.   Nous vous apporterons toute l’aide nécessaire. Avez-vous besoin de quelque chose en particulier ?
–D’une machine à écrire– m’empressai-je de répondre. –Ou plutôt, d’un nouveau type de machine, dotée de mémoire et capable de corriger les fautes de frappe. Avec un appareil ordinaire on peut écrire des romans, mais pas des intertextes, le genre post-romanesque.
–Vous demandez trop, Monsieur le post-romancier– se moqua Wagner, me prenant par un bras pour me conduire sur la balance. –Mieux, chaque fois mieux. Votre poids augmente de presque trois cents grammes par jour. A ce rythme vous sortirez d’ici transformé en éléphant… Bien. Avant de révolutionner la littérature, continuez à rédiger votre autobiographie. Modestement, simplement, comme vous l’a demandé le Docteur M.

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