Évolution de la littérature narrative

 



(La Société des Hommes Célestes, p.49-50)

 

 

Décembre (deuxième jour ?)

 –C’est la dernière de la série– m’annonça l’Interne, en me piquant avec l’une de ses atroces seringues. –Les vitamines stimulent votre appétit, n’est-ce pas ?- Moi, fidèle à ma stratégie du silence, je ne lui répondis point, m’appliquant à masser la fesse endolorie. –Ne vous habillez pas. Venez, montez sur la balance. Nous verrons comment évolue votre poids– ordonna Wagner, avec un sérieux inhabituel, empruntant au Docteur M. son style et ses tournures de phrases.348 J’obéis sans protester et l’Interne, après m’avoir pesé, prit aussi ma température, mesura mon pouls et me regarda dans les yeux en éclairant ceux-ci à l’aide d’une petite lampe.349 –Ça marche votre révolution ? Avez-vous réussi à renverser le Roman Céleste ?– demanda-t-il, goguenard. –Voulez-vous toujours éradiquer le genre romanesque ? Allez-vous enfin imposer ‘l’intertexte’,votre invention faustienne ?
–Ce n’est pas mon objectif le plus important– répliquai-je. –Je veux simplement contribuer à l’évolution de la littérature narrative. Je vous rappelle, Interne, que contrairement à ce que vous pensez, le roman n’a pas toujours existé. Le roman moderne est issu de l’épopée médiévale. Et c’est La Divine Comédie –poème épique où, pour la première fois dans l’histoire de la littérature, l’auteur devient le protagoniste à la fois subjectif et objectif de son propre récit– qui sert de pont entre les deux modalités de narration. L’intertexte n’est rien d’autre qu’une nouvelle forme narrative… dérivée du roman. Rien ne naît du néant. Et, en même temps, tout est mouvement, tout évolue, même vous, Interne. Du moins, je l’espère…– Irrité, Wagner s’apprêtait à me répondre quand le Docteur M. fit son apparition.
–Bonjour– nous dit-il, et l’Interne profita de cet instant pour s’esquiver discrètement. Je pris ma place face au Docteur qui, installé dans son fauteuil, avait déjà allumé une cigarette.
–Dois-je rester obligatoirement à l’hôpital, Docteur ?– osai-je lui demander. –S’il ne s’agit que de parler comme nous le faisons, je pourrais vivre dans un bordel proche d’ici et venir tous les jours à votre consultation.
–J’y ai déjà pensé. Mais ce n’est pas encore le moment de passer à la phase ambulatoire du traitement. Votre poids reste anormal. D’autre part, souvenez-vous des Hommes Célestes. Ici, vous êtes en sécurité… Et nulle part ailleurs, vous ne pourriez écrire dans des conditions aussi avantageuses. Surtout pas dans un bordel, fût-ce le meilleur de la ville !
–Oui, c’est vrai. D’ailleurs, le moment est sans doute venu de songer à la publication de mon œuvre.350 Mais écrire un intertexte est un processus long et difficile. Je crains qu’il ne me reste de nombreux mois, voire des années de travail avant de le terminer.
–Il y a dans votre ton quelque chose d’un peu… Comme si vous n’aviez pas encore confiance en moi… Pourquoi ?351 Je vous assure que je vous déclarerai guéri dès que les conditions optimales pour atteindre votre objectif seront réunies. De quoi parlions-nous hier ?

Read 5699 times
More in this category: « Fragment n°1 Fragment n°3 »

ARTICLES/ARTICULOS