(La Société des Hommes Célestes, p. 386-390)
–How now Wagner, what news with thee ?442 – demandai-je ce matin à l’Interne, tandis que nous traversions le parc sous un soleil radieux.
–Mit Euch, Herr Docktor, zu spazieren ist ehrenvoll und ist Gewinn-443 me répondit-il, me laissant stupéfait.
–Gramercies Wagner-444 revins-je à la charge.
–Vous n’avez aucune raison de me remercier– dit-il, fier de lui. –Et je profite de l’occasion pour vous dire que moi aussi je voudrais être écrivain. Mais je ne veux pas écrire des ‘intertextes’, comme vous. J’écrirai des romans, de vrais romans, des livres que tout le monde pourra lire et voudra acheter. Je serai best-seller, célèbre et millionnaire. Et je gagnerai le prix Nobel de littérature, comme tout romancier qui se respecte.
–Permettez-moi de vous rappeler, Interne, que Pablo Neruda et Gabriela Mistral, par exemple, n’étaient pas romanciers. Ils étaient des poètes populaires, comme beaucoup de lauréats du prix Nobel.
–Justement, Docteur Faustus. Le roman est un genre éminemment populaire. N’importe qui peut lire et écrire un roman. Aujourd’hui, même des putains illettrées, ou presque, écrivent des romans. Et ne parlons pas des vedettes en général, quel que soit leur niveau intellectuel et culturel. Par contre, pour écrire des intertextes, il semblerait qu’il faille être d’abord diplômé en ingénierie cybernétique. Et pour lire un intertexte et le comprendre, il vaudrait mieux être docteur ès lettres.
–Vous exagérez, Wagner. C’est facile de lire des romans parce que les gens sont conditionnés à ce type de lecture depuis l’enfance. Mais, un jour, lorsque l’intertexte sera mieux connu, il sera aussi très facile à lire. La pratique de l’intertexte demande de connaître et, surtout, de reconnaître l’écriture des autres. Et je vous assure que le plus dense et le plus complexe des intertextes sera toujours, par son esprit d’ouverture envers les autres textes, plus clair et plus compréhensible que ces tas de romans abscons qui constituent non pas la prétendue avant-garde littéraire, mais l’arrière-garde d’un genre littéraire en pleine déconfiture. Mais, n’ayez crainte, Interne, écrivez votre roman du mieux que vous pourrez. S’il est bien construit, je vous le transformerai en intertexte. Tout ‘vrai roman’, comme vous dites, peut être transformé en intertexte. Il suffit de découvrir ses références textuelles, voulues ou non par son auteur, et ensuite de les rendre explicites. Votre livre deviendra ainsi beaucoup plus intéressant, beaucoup plus profitable que s’il eût été un simple roman. Personne n’ignore –surtout pas les libraires !– que les romans contemporains sont devenus de plus en plus ennuyeux, dépourvus de toute utilité, sauf, parfois, celle de servir de scénario à un film.
–Vous faites mouche, Herr Doktor ! Mon roman deviendra un beau film, de la même façon qu’un papillon aux ailes colorées naît d’une modeste chenille. Alors, je vous en prie : ne transformez pas mon roman en intertexte, parce que dans ce cas aucun éditeur ne voudra le publier. D’ailleurs, si le roman était le gagne-pain principal des éditeurs, comme vous semblez le croire, je ne vois pas pour quelle raison ils contribueraient à scier la branche sur laquelle ils prennent leur soupe. Bien sûr, ils reçoivent tellement de manuscrits qu’ils n’ont pas besoin d’autres critères pour faire leur choix que leurs caprices digestifs. Peut-être que mon histoire ne leur paraîtra-t-elle pas suffisamment appétissante !
–Vous aussi vous faites mouche, Mein Famulus ! Poursuivez votre propre raisonnement jusqu’au bout et vous arriverez à la conclusion que dans notre Société Céleste les éditeurs sont devenus de véritables marchands de soupe. Et je ne serais pas du tout étonné que votre manuscrit vous soit retourné par la Poste, à peine goûté mais complètement refroidi et cela, bien entendu, à vos frais ! Par contre, avec un intertexte ce désagrément ne devrait pas vous advenir. Je vous expliquerai plus tard pourquoi et comment, mais pour le moment c’est moi qui vous prie de n’en parler à personne. Sinon, ce n’est pas dans un hôpital psychiatrique que je finirai ma vie, mais incinéré de mon vivant ! Les marchands de romans ne badinent pas avec leurs détracteurs !
–Plutôt présomptueuse votre théorie intertextuelle, Docteur Faustus. Avec votre audace, pour ne pas dire votre arrogance, vous allez vous attirer tout type de sarcasmes et d’injures, voire la risée ou l’indifférence haineuse des clercs littéraires. Vous faites étalage de trop de certitudes pour qu’on vous prenne au sérieux. A ce propos, je voulais vous demander si vous vous prenez pour Faust ou bien pour Goethe.
–Que voulez-vous dire ?– demandai-je, troublé, essayant de garder mon calme.
–Ne vous inquiétez pas, Doc. Je vous aiderai, au nom du Diable !445 Voulez-vous une femme, un jeu de cartes, une bacchanale ? Ce que vous souhaitez, je dois vous l’accorder !446
–Mais, où allons-nous ?– demandai-je, de plus en plus déconcerté.
–Dans mon empire ! Ici, Docteur, tout m’est soumis.447
–Épargnez-moi votre humour insolent. Votre parole me répugne –448 protestai-je.
–Pauvre petit sorcier ! Vous perdez la raison !–449 me lança Wagner pour me vexer, mais je n’eus pas le temps de le remettre à sa place car le Docteur M. apparut à la porte de la consultation.
–Bonjour. Entrez, je vous prie – me salua-t-il en me serrant la main, tandis que Wagner se retirait.
–Bonjour Docteur– le saluai-je à mon tour, tout en jetant un coup d’œil sur la bibliothèque de son immense bureau, surchargée de livres scientifiques avec, dans un angle, plusieurs Faust et un tas de romans. Romans, romans !… Ô tombes littéraires !…450 Un tremblement me saisit et je crus mon heure venue. Le Docteur M., sans doute conscient de la tempête intérieure qui m’agitait, me dit aimablement:
–Vous voyez, la pratique de la médecine ne m’empêche pas de lire. Que pensez-vous de ma bibliothèque?
–Vraiment impressionnante, Docteur, quoiqu’un peu désordonnée. On dirait la Bibliothèque de Babel!
–Pourquoi pas la Bibliothèque Universelle, tant que vous y êtes ! En tout cas, puisque vous vous intéressez à Faust, vous pouvez constater que le personnage a été la matière de plus d’un livre– dit le Docteur en me montrant une longue rangée de volumes écrits en plusieurs langues, tous classés sous la rubrique ‘Faust’. –Mais vous pouvez aussi constater que, tout en étant fort nombreux, ces Faust ne représentent qu’une infime partie de la Bibliothèque Universelle.
–Assurément, Docteur. Mais un vrai Faust est, à lui seul, toute une bibliothèque. On pourrait même dire qu’il est engendré par une espèce de bibliothèque ‘interactive’, si vous me permettez l’expression. Et, inversement, tout Faust authentique renvoie vers une infinité d’autres livres, d’où on ne peut exclure ni La Bible, ni La Divine Comédie, ni Hamlet, ni Don Quichotte, ni l’œuvre de Sade ni celle de Baudelaire et j’en passe…
–Alors, passons, passons– dit le Docteur. –Revenons à nos affaires.