(La Société des Hommes Célestes, p. 412 - 418)
–D’où sortez-vous ces théories ? Elles font partie de votre roman, sans doute.
–Vous êtes vraiment casse-pieds, au sens propre comme au figuré, Wagner–, répondis-je, en commençant à me fâcher. –Je vous ai expliqué mille fois que je ne suis pas en train d’écrire un roman, mais un intertexte.
–Excusez ma niaiserie, je vous prie, Doktor Faustus. Mais, entre nous, je ne comprends toujours pas très bien ce que vous entendez par ‘intertexte’. Faut-il écrire en mettant des petits chiffres entre les phrases ? Est-ce que tout doit être mesuré, rangé, classifié ? On dirait que vous n’avez jamais cessé d’être ‘le premier de la classe’ ! Et puis, quelle importance d’écrire sous l’appellation ‘roman’ ou sous l’appellation ‘intertexte’? L’important c’est de bien raconter de bonnes histoires, et non de s’embourber dans des discussions byzantines à propos des étiquettes à coller sur ce qu’on écrit ! Vous êtes trop rigide, Doktor Faust ! Un véritable Frère Chrétien, un Jésuite, un taxinomiste de la littérature ! Pour moi, sachez-le, le roman est synonyme de souplesse, de tolérance, de spontanéité et de liberté.
–Ne soyez pas obtus Interne– rétorquai-je. –Pour commencer, s’agissant d’art et de littérature, il est parfaitement normal, logique, légitime et nécessaire de mettre en question les formes et les principes esthétiques. L’histoire de l’art et de la littérature nous le montre clairement. Maintenant, pour revenir au roman et à l’intertexte, je vous signale que, contrairement aux romans, tous pareils (comme l’a si bien montré Van Gogh dans son tableau intitulé Romans Parisiens), les intertextes peuvent prendre des apparences très différentes. Dans celui que je suis en train d’écrire, les chiffres sont esthétiquement justifiés puisque –étant donné que l’éducation est le fil conducteur du récit– l’intertexte prend (outre l’apparence d’un journal intime) la forme d’une thèse de doctorat, but ultime, pour beaucoup, d’une ‘éducation accomplie’. C’eût été impossible dans un roman, dont la masse textuelle est, en général, amorphe, muette, sans autre réalité matérielle que le nombre de pages. En revanche, l’intertexte permet de donner une forme spécifique à la masse textuelle, qui revêt ainsi une signification esthétique en tant que telle. Bien entendu, la forme en littérature n’est pas la même chose que la forme dans les arts plastiques, forme essentiellement sensorielle. En littérature la forme est essentiellement intellectuelle, elle opère par analogie, ce qui permet à un texte d’avoir plusieurs formes à la fois. Je vous rappelle l’Ulysse de James Joyce, livre qui est (capricieusement selon les Critiques Célestes) divisé en trois parties. La première et la troisième ont le même volume et sont écrites en intertextualité avec l’Odyssée sur un plan strictement linéaire : chaque chapitre de l’Ulysse correspond, par son thème, à un chapitre précis de l’épopée homérique. Or, s’appuyant sur les deux extrémités, piliers intertextuels réguliers et homogènes, se déploie, tel un pont suspendu, l’intertextualité oblique et hétérogène entre les autres chapitres des deux œuvres. Ulysse a donc la forme d’un pont, le pont que veut établir Joyce entre le monde moderne et la Grèce antique, un peu comme Nietzsche et Heidegger l’ont fait en philosophie. Mais la division en trois parties renvoie aussi à l’Enfer, au Purgatoire et au Paradis de La Divine Comédie. Vous voyez, Interne : grâce à l’intertextualité, l’œuvre littéraire s’affirme comme œuvre d’art, tandis que le roman contemporain, parasité par la presse et le cinéma, abaisse le niveau de la littérature à un simple appendice de l’art cinématographique ou du journalisme.
–On dira de vous que vous êtes un ‘copieur’ de Joyce– marmonna Wagner, bougon. –Un ‘copieur’ comme un lycéen qui ne connaît pas bien sa leçon. Pire, on dira de vous que vous êtes un dictateur littéraire qui veut imposer sa propre vision de la littérature narrative aux romanciers. Ceux-ci ne veulent qu’une seule chose : exercer leur liberté d’écrire sur des sujets de leur choix, comme ils l’entendent, sans recevoir de leçons de quiconque et sans en donner à qui que ce soit.
–Vous êtes naïf, Wagner ! Aujourd’hui les romanciers, s’ils veulent être publiés, n’ont pas d’autre choix que celui d’écrire ce que les Éditeurs Célestes leur imposent, directement ou indirectement, au nom du Sacré Marché Céleste. Cela dit, pour votre tranquillité je vous communique qu’il est possible de développer une œuvre littéraire d’un haut niveau esthétique sans recourir à l’intertextualité d’une façon systématique : lorsque que l’écrivain nous raconte intégralement sa propre vie… à la manière d’un Marcel Proust dans sa Recherche. D’ailleurs, dans cette éblouissante autofiction qu’est la Recherche, Proust nous donne des leçons précieuses sur l’amour, la mémoire, le temps, la psychologie du moi, la société de classes, etc., etc., sans compter ses références intertextuelles implicites aux Mille et une Nuits. Toute littérature authentique est inéluctablement didactique, même si cela déplaît aux Critiques Célestes qui préfèrent, par pusillanimité, des textes légers, divertissants, suffisamment anodins pour ne pas mettre en péril les privilèges alimentaires que la Société des Hommes Célestes leur octroie. Quant à la prétendue ‘liberté’ du roman, mein famulus, celle-ci n’est qu’un leurre inventé par des romanciers soucieux de vendre au meilleur prix leurs états d’âme. Excepté ces malheureux romanciers qui, à cause des effets pervers de la confrontation idéologique entre socialisme et capitalisme, ont fait ou voulu faire du roman un instrument de contestation politique. Or le roman est devenu dans le monde entier un lamentable cliché, au point que vous pouvez passer commande aux Éditeurs Célestes d’un roman ‘exclusif’ pour fêter l’anniversaire de votre petite amie, où l’héroïne portera le prénom de votre amoureuse et vivra les aventures que vous aurez imaginées pour l’épater. Les « nègres » (ou plutôt les romanciers car, désormais, grâce aux Éditeurs Célestes, ces termes ont tendance à devenir synonymes), les nègres-romanciers donc, qui s’occupent de ce type de tâches, n’ont qu’à copier le style du dernier Grand Prix du Roman de la Saison, lui-même copie du Grand Prix du Roman de la Saison Antérieure, et ainsi de suite. Le roman contemporain est tellement stéréotypé, tellement répétitif, tellement mécanique, qu’il est dérisoire de prétendre qu’il représente je ne sais quelle liberté! A moins que pour vous, Interne, la liberté romanesque ne signifie la suppression de la ponctuation, système de signes pourtant aussi décisif que la notation numérique ou la notation musicale, définies justement comme « pensée » par Ludwig Wittgenstein dans son « Tractatus Logico-Philosophicus ». Effectivement, il n’est point nécessaire pour cela d’être ‘le premier de la classe’ (au passage, je vous rappelle que Dante, Joyce, Pessoa, Mann, Boulgakov, etc., etc., ou des poètes comme Rimbaud, Valéry, Claudel, Saint John Perse, etc., etc., étaient tous des premiers de la classe.) Oui, Interne. Pour être un bon romancier, il suffit aujourd’hui d’être un bon cancre. J’espère que ce n’est pas votre cas, sinon vous ne deviendrez jamais docteur en médecine !
–Je vous remercie pour cette conférence, Doktor Faust– soupira Wagner. –Si vous voulez, je vous inviterai à la répéter lors de notre prochaine réunion clinique. Il y aura plusieurs psychiatres étrangers parmi les participants. Vous deviendrez célèbre, à coup sûr.
–S’ils m’aident à dénoncer la Société des Hommes Célestes, je suis d’accord– acceptai-je. –Mais ma conférence n’est pas encore terminée, Interne. L’intertexte dérive du roman, mais dans l’histoire de la littérature narrative il y a quelques œuvres qui pourraient être qualifiées comme ses vrais précurseurs et qui, bien entendu, ne peuvent pas être appelées « romans ».Le Satyricon de Petronius, écrit au 1er siècle établit une intertextualité soutenue avec les grands classiques grecs, en particulier avec l’épopée homérique. Le récit mêle prose et vers, latin classique et vulgaire, et la structure narrative contient plusieurs histoires qui se croisent entre elles suivant un plan aussi complexe que prémédité. Le niveau esthétique et culturel est très haut, sans comparaison possible avec la naïveté de ce que les clercs désignent comme « le roman grec et latin ». Ces prétendus « romans » (baptisés ainsi abusivement au XXe siècle) sont en réalité des mini-récits grossiers écrits pour amuser en cachette le public qui assistait aux représentations tragiques, public affligé par la gravité de la tragédie. L’une des racines du roman moderne est probablement constituée par ces mini-récits (pour certains d’entre eux, dotés d’un certain charme comme Daphnée et Chloé, d’autres plus longs mais monotones et puérils comme Les Éphésiques de Xénophon d’Éphèse). Dans une certaine mesure, nous pouvons dire que Petronius et son Satyricon jouent dans le développement de la littérature (face à ces mini-récits) un rôle comparable à celui de Cervantès et du Quichotte face aux romans de chevalerie. Mais avant Cervantès, Dante Alighieri dans la Vita Nuova, qui mêle aussi vers et prose , utilisera l’intertextualité, le polyglottisme et le polymorphisme textuel. Au XVIIIe siècle, Laurence Stern et son richissime intertexte (ouvertement tributaire du Quichotte), Tristam Shandy, ainsi que Diderot et Jacques le Fataliste (tributaire à son tour de Stern et de Cervantès), continueront explicitement la trajectoire dantesque et cervantine. Celle-ci aboutira au XXe siècle dans Ulysses et Finnegans Wake, le cauchemar intertextuel, polymorphe et polyglotte de James Joyce. Eh bien -mon cher Interne et geôlier-, le lecteur d’intertextes est conscient que derrière le texte directement lisible il y en a d’autres qui le soutiennent (« le langage dans le langage », aurait dit Bertrand Russell), contrairement au lecteur de romans, qui se laisse transporter par la lecture comme par un rêve ou un cauchemar, ce cauchemar magistralement décrit par Joyce dans Finnegans . La narration romanesque est lisse, monotextuelle et très rigide comparée à la narration intertextuelle, ouverte sur de multiples horizons et donc beaucoup plus souple, plus ‘tolérante’ comme vous dites. Pourtant, le roman s’appuie lui aussi sur un socle de références, mais généralement inconscientes, y compris pour son auteur, qui s’étonne ensuite que les critiques et les lecteurs découvrent des choses qu’il n’avait jamais voulu dire. L’intertexte, par contre, s’articule sur un réseau de références explicites. L’intertexte est infiniment plus conscient que le roman. Voilà pourquoi l’on peut dire que le roman endort le lecteur tandis que l’intertexte l’éveille, voilà pourquoi l’intertexte est bien plus libre que le roman, simplement parce que la plus haute des libertés est celle de la conscience.
–En voilà assez de ces raisonnements !–471 s’exclama Wagner. –Celui qui finira par s’endormir, c’est moi. En toute liberté.
–Profitez-en, Wagner, de votre liberté. Parce que si vous voulez devenir romancier, elle vous échappera pour toujours. Avec tout le respect que je dois à la psychiatrie, je me permets de vous rappeler le cas (rappel un peu anachronique et discourtois, certes, mais que diable !) particulièrement instructif, d’un psychiatre portugais devenu un célèbre romancier. Le pauvre raconte qu’il aime les femmes, l’été, la chaleur… bref, le plaisir et la liberté. Comme vous et moi, Wagner. Or dans ses tristes confessions de romancier, pourtant richissime et choyé par les Médias Célestes, cet ancien psychiatre avoue qu’il travaille tous les jours, qu’il n’a pas le moindre loisir, ni la moindre distraction, qu’il ne boit pas, ne fréquente pas les bars, n’assiste à aucun concert ni spectacle et qu’il ne sort pas la nuit. Sa seule préoccupation concerne la façon de s’y prendre pour que ses romans soient bien faits. A un point tel, qu’il lui serait totalement égal de vivre en prison, condamné à perpétuité, pourvu qu’il ait des livres à disposition et du papier pour écrire… Voilà la déprimante réalité psychique de tout romancier, otage pitoyable de sa ‘fantaisie’, prisonnier à perpétuité de ses ‘personnages’ ! Au contraire, l’écriture intertextuelle, dans la mesure où elle ne peut pas être –par définition– automatique, est un moyen de recherche, de connaissance, de clarté et, j’insiste, un chemin de conscience et de liberté. L’écrivain intertextuel ne sera jamais le prisonnier de ses personnages –de son ‘mental’– car ses personnages ne sont, matériellement, que de simples textes ouverts à d’autres textes… Bref, j’arrête. Je ne venais pas pour vous parler de littérature, mais pour vous présenter des excuses, ‘Docteur’. Je me suis conduit d’une façon très désobligeante à votre égard. Sans aucune raison. D’autant que je dois reconnaître que vous êtes un bon Interne. Vous méritez le titre de ‘Docteur’, même si vous n’avez pas encore passé votre examen final.
–J’ai très peur de le rater– avoua Wagner. –Les professeurs sont chaque jour plus exigeants. Ils détestent particulièrement les futurs psychiatres. Je ne comprends pas ce qu’ils ont contre la psychiatrie, la fleur de la médecine, sa spécialité la plus noble.
–Ce que je voulais vous dire, c’est que dorénavant je vous appellerai ‘Docteur’ en toute circonstance– promis-je. –A une seule condition : que vous me parliez de la vie et de l’œuvre du Docteur M. Lui, il sait tout, absolument tout de moi, mais moi rien, pratiquement rien sur lui. Je ne peux continuer de l’avant avec cette histoire de fous !
–Le Docteur m’a interdit de vous parlez de lui– s’excusa Wagner. –C’est une règle essentielle de la psychothérapie, comme vous le savez très bien. Le psychothérapeute doit rester en retrait, dans l’ombre.
–Règle de la psychothérapie, parfaitement !– admis-je. –Mais la littérature est bien différente. Vous comprendrez que je ne peux traîner pendant des centaines de pages avec un personnage dont je ne sais rien.
–Felicitaciones, Señor Unamuno !– s’écria Wagner. –Ne venez-vous pas de me dire que les personnages intertextuels ne sont que de simples textes ouverts vers d’autres textes ? Si je vous comprends bien, ils n’ont pas d’autre réalité, d’autre véracité, d’autre existence que textuelle.
–Je constate que vous n’êtes pas si cancre que ça, mein famulus. Les personnages intertextuels sont effectivement construits par des textes s’ouvrant vers d’autres textes, mais ils sont animés par la fiction qui, je le souligne, n’est ni vraie ni fausse, mais simplement est. La fiction intertextuelle est en soi une réalité au-delà du vrai et du faux, mais, dans la mesure où elle crée une réalité souvent plus harmonieuse que notre réalité ordinaire, elle a besoin d’une réelle cohérence pour gagner l’adhésion du lecteur. Et cette cohérence est assurée dans l’intertexte par le jeu métonymique, contrairement à celle du roman, lequel s’appuie de préférence sur les métaphores, y compris ce type de romans qui pourraient prétendre à être classés comme ‘romans intertextuels’ grâce à la présence de quelques citations au but avant tout décoratif. Or mon Cher élève, la métonymie, figure de rhétorique où (comme vous le savez sans doute) l’un des deux termes d’une comparaison peut remplacer l’autre, exige un lien et une concordance logique entre les deux niveaux échangés. Ludwig Wittgenstein, le plus poétique des logiciens-mathématiciens, serait d’accord avec moi ! Et bien, c’est ce que je fais chaque fois que j’introduis un texte faustien à la place du mien. Le Docteur M., comme texte et comme fiction, doit être au moins aussi cohérent et ‘vivant’ que les personnages d’autres Faust. Sa vie donc, pour fictive qu’elle soit, m’intéresse vivement. Alors, dites-moi si Gretchen est réellement sa fille. Vous comprenez la gravité de ce fait ?
–Vous me tenez des propos où je trouve des prétentions exorbitantes, où ne manquent point des ambiguïtés et des ténèbres, Docktor Faust !472 En vérité, votre discours est remarquablement abscons. Et je me demande ce que le Docteur M. pourrait penser s’il venait à savoir que, pour vous, il n’a pas d’autre réalité qu’une réalité métonymique. Quant à sa fille, Gretchen, elle a vingt-trois ans. Bientôt, elle va se marier– affirma Wagner.
–Se marier ? Avec qui ?
–Avec moi, Doktor Faust. Elle est amoureuse de moi.
–Ne dites pas de conneries, Wagner. Il s’agit de choses très sérieuses. Vous voulez me rendre fou ?
–Pas du tout. Je respecte les idylles, surtout quand elles commencent à pourrir un peu…473 J’entends les pas de la Mère Supérieure– dit l’Interne pour se défiler. –Vous devez partir. Au revoir, Doktor Faust.
–Au revoir, Interne– répliquai-je, en détalant à toute vitesse afin d’éviter la Sorcière Supérieure et sa mauvaise odeur.