La fin du roman

 


(La Société des Hommes Célestes, p. 426 -430) 

 

 

–C’est que cette histoire est en train de s’achever, Docteur. Seule la fin manque…
–Quoi ? C’est un peu bâclé tout ça ! Vous n’allez pas vous échapper de la sorte, mon Cher Faust. Ce n’est pas tout à fait fini !500 On ne peut pas finir une histoire aussi compliquée que la vôtre en empilant les évènements comme s’il s’agissait de simples anecdotes. C’est fait à la diable votre final !
–Et Goethe, alors, Docteur ? Est-ce que vous vous souvenez de la fin de son bouquin ? La pauvre Marguerite, chaste orpheline, se fait engrosser par Faust qui, ensuite, tue en duel le frère de sa bien-aimée. Marguerite, à son tour, tue le bébé fruit du péché et va, logiquement, en prison. Faust vient pour la récupérer et l’enchoser à nouveau, mais Marguerite ne se laisse pas faire et elle meurt de chagrin, comme il est d’usage dans ce genre de situations. Faust, naturellement, se pose des questions sur la destination finale de l’âme de sa belle. ‘Jugée’, assure Méphistophélès qui, de bonne foi, l’imagine en Enfer, où vont toutes les fornicatrices et les parricides. C’est alors que quelqu’un chuchote du Ciel : ‘Sauvée’, sans ajouter d’autres explications. Voilà pour la fin du Faust de Goethe. Ce n’est pas bâclé, ça ?
–D’accord, d’accord. Mais je vous signale que vous n’avez pas terminé de me raconter l’histoire de Margaret. Et je vous rappelle que je ne vous ai pas encore donné la formule de la potion magique qui guérit le mal d’amour.
–Margaret est de peu d’importance à côté de Maggie. Aujourd’hui, je comprends que mon inclination pour elle ne fut qu’un artifice qui m’aida à supporter l’éloignement de Maggie. Un amour de substitution, faux comme un roman.
–C’est possible– convint le Docteur M., caustique. –Beaucoup de personnes pensent que le mal d’amour ne se guérit qu’avec un nouvel amour… ou, mieux encore, avec un nouveau mal d’amour.
–Pas toujours, Docteur. Le malade d’amour ne veut pas oublier, il ne veut pas d’un nouvel amour, il veut retrouver celui qu’il a perdu. Et il peut s’écouler bien des années avant qu’il ne soit capable de tomber amoureux une nouvelle fois, simplement parce que –comble du narcissisme blessé !– il se complait dans sa douleur. Dans mon cas, je crois que je me suis amouraché de Margaret car, pour améliorer l’image de moi-même mise à mal par la trahison de Maggie, j’avais besoin d’une femme supérieure à elle. Cela échoua comme échoua aussi, tristement, ma relation avec Hélène, par trop intellectuelle. En poussant plus loin, je pourrais dire que mon amour pour Margaret était purement ‘romanesque’, mensonger comme un thriller, tandis que l’amour avec Maggie était ‘intertextuel’, beaucoup plus vrai et vif.
–‘Intersexuel’, voulez-vous dire– plaisanta le Docteur M. –Mais je continue à ne pas comprendre quels démons vous voyiez derrière les Hommes Célestes. Et ne me dites pas que vous allez planter là le journal de votre psychothérapie. Dans ce cas, il n’y aurait pas de Guérison et j’aurais perdu mon temps en vous lisant jusqu’ici…

 


Et cependant, patient Lecteur, c’est ainsi que s’achève la légende de Faust. De manière abrupte, brusque, presque comme un mauvais tour, même si Faust sait très bien ce qui l’attend quand le sable aura fini de s’écouler dans le sablier. Toi-même (entre nous, nous avons déjà contracté des liens autorisant le tutoiement, d’accord ?),501 toi-même tu sens depuis plusieurs pages que notre complicité arrive à sa fin, que tu le veuilles ou non… Peut-être diras-tu que tu n’as rien à voir avec Faust, ni avec moi. Cependant, ce fut toi qui m’appelas en ouvrant ce livre. Par ennui, mélancolie, curiosité ou poussé par quelque obligation, je n’en sais rien. En ce qui me concerne, il me semble avoir rempli notre pacte implicite. Sans avoir eu besoin de sortir de ta chambre (Studierzimmer !) tu as parcouru les sentiers rocailleux de la science du corps et de la science de l’esprit, mais aussi les eaux marécageuses de la passion de la chair. Dans le pire (ou le meilleur ?) des cas, tu as revécu ta propre éducation, ta propre recherche de la connaissance et du plaisir. Donc, dans une certaine mesure, tu es toi-même Faust. C’est pourquoi, avant de te plonger dans l’abîme de la page blanche, je me demande et je te demande, Lecteur impénitent : pourquoi vas-tu donc chercher un livre, et dans ce livre, toutes les sottises d’autrui ?… Lis et relis cet intertexte favori qui ne cesse, dans ta tête, de s’écrire, de s’illustrer, de se refaire et parfaire, aussi vivant que toi-même… sinon davantage.502

 

 
Oui, oui, l’Heure est arrivée… Sauf… sauf si, inversement, au dernier moment, sans rien dire à personne, ni peut-être à toi-même, tu as joué dans ton cerveau avec un plan délicieusement inavouable : écrire. Alors, comme tout écrivain, tu n’as plus qu’à déplier tes ailes et t’envoler au-dessus des précipices de feu et des cavernes. Oui ! Je parle de LUI, de toi, l’Écrivain : le Diable, le vrai Seigneur de l’Enthousiasme !503

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