Intertexte et plagiat

 

(La Société des Hommes Célestes, p. 433 - 439) 

 

 


-Mais alors, qui va créer la Nouvelle École ?
–Moi… et vous, si vous le voulez bien. Ne voudriez-vous pas, comme Faust, vous pencher sur une cornue avec l’espoir de réussir à modeler un nouvel homuncule?524 D’ailleurs, si vous acceptez de devenir mon premier disciple, vous serez à coup sûr, du moins au début, le premier de la classe…
–Vous êtes fou, Docteur ! Ma seule prétention, c’est de devenir écrivain. Dites-moi : que va-t-il se passer avec le roman lorsque les centres psychiques des romanciers seront bien équilibrés?
–Il cessera d’exister, naturellement. Le roman contemporain est le produit littéraire le plus représentatif de l’être humain dans son état actuel de déséquilibre psychique et social, je vous l’ai déjà dit.
–Pourtant, vous m’avez dit aussi que mon délire était une espèce de roman intériorisé et que je ne sortirai de ma maladie que dans la mesure où je l’écrirai, transformant mon délire dans un ‘vrai roman’…
–Oui. Mais de la même manière que l’évacuation du pus guérit l’abcès… C’est ce flux mental continu de vos associations et de vos images, cet enchevêtrement inextricable de vos émotions et de vos désirs qui s’exprime dans la ‘création’ romanesque. Justement, en guise de création, les écrivains, surtout ceux de nos jours, ne font que transcrire toutes sortes de phrases prises de préférence dans les livres plus anciens, pour les combiner entre elles et composer de la sorte un livre nouveau.525
–On dirait que vous venez de définir l’intertexte, Docteur !
–Le plagiat, voulez-vous dire.
–Le plagiat est également une forme de l’intertextualité– m’empressai-je de préciser. –L’intertextualité peut avoir des degrés, des densités différentes. Elle peut être plus ou moins serrée, plus ou moins précise selon les exigences du récit. Parfois, elle est presque ponctuelle, juste un mot ou une exclamation qui ne joue pas d’autre rôle intertextuel que celui de rappeler le lien entre deux textes. Or, s’agissant du plagiat, il faut admettre que c’est le mode le moins évolué de l’intertextualité, parce qu’il s’appuie sur le vol, la fraude. Je trouve révélateur le fait qu’aujourd’hui les romanciers soient de plus en plus nombreux à s’accuser mutuellement de plagiat. C’est une autre preuve que le genre romanesque est devenu trop étroit et obsolète. Vous voyez : les romanciers eux-mêmes sont obligés de transgresser les limites du roman, même si en plagiant ils ont recours une fois de plus au mensonge et à la tricherie.
–Les romanciers ne seront pas très contents de vous entendre dire cela. Et ils vous accuseront, à leur tour, d’être le plus diabolique des plagiaires.
–Ils auront tort, comme toujours, Docteur. L’intertexte ne plagie pas, il ne triche pas car il annonce ouvertement ses références intertextuelles. Dans un certain sens, il fait revivre des textes inertes, dont il propose une lecture nouvelle, inédite et singulière. L’intertexte est le chemin qui permet de retrouver le lien avec la littérature authentique. C’est ce que fit Joyce avec Homère dans l’Ulysse ou, des siècles avant lui, Dante avec Virgile dans la Divine Comédie ou, encore, Virgile avec Homère dans l’Énéide. La vraie littérature est, avant tout, communication et mise en relation de textes entre eux. Bien sûr, l’intertexte moderne est d’autant plus réalisable qu’il peut s’appuyer aujourd’hui sur des moyens technologiques tout à fait adéquats : l’ordinateur, l’écriture électronique. Ainsi, même si le plus prodigieux des ordinateurs reste et restera le cerveau humain, l’ordinateur s’avère être un auxiliaire précieux pour écrire des intertextes. C’est pour cela que je ne peux pas accepter la machine à écrire que m’a apportée Wagner.
–Ah, Monsieur Faust ! Pourquoi avez-vous gardé silence si longtemps, sans nous révéler plus tôt toutes ces choses ?–526 ironisa Wagner. –De toute façon, je vous assure que le modèle qu’on vous offre est le plus prisé par les romanciers qui ont été traités dans notre hôpital.
–Justement, Wagner. Une machine à écrire mécanique est utile pour écrire des romans, de la même manière que la physique de Newton est utile pour expliquer les phénomènes de la mécanique traditionnelle, et non ceux qui concernent l’atome ou la lumière. Comme je le rappelais au Sorcier pendant mes cours de psychanalyse, nous sommes à l’époque de la relativité d'Einstein. L’intertextualité est quelque chose comme la relativité appliquée, analogiquement, à la littérature. Et l’écriture électronique (par conséquent, la lecture électronique) est son support matériel par excellence. Et, tout comme l’invention de l’imprimerie par Gutenberg favorisa le passage de l’épopée en vers au roman en prose, l’ordinateur favorisera le passage du roman –monotextuel, monolingue, monothématique– à l’intertexte –polytextuel, polyglotte, polythématique–. D’autre part, comme j’essayais de vous l’expliquer il y a quelque temps, l’intertexte pourra se passer allègrement des Éditeurs Célestes, dans la mesure où chaque écrivain intertextuel pourra composer, imprimer et envoyer électroniquement son texte à qui il voudra. L’ Édition Céleste existera toujours, mais deviendra alors un luxe inessentiel. De leur côté, les libraires –caste aujourd’hui écrasée sous des montagnes de Romans Célestes invendus qui s’accumulent dans leurs boutiques à côté de quelques best-sellers préfabriqués par les Éditeurs Célestes– récupéreront leur espace vital grâce au livre électronique et pourront mener une vie normale. Et quand la technique d’impression électronique deviendra plus simple, et qu’il sera possible de passer de l’impression électronique à l’impression sur papier sans encombre, ils participeront eux-mêmes à l’édition des livres. Leurs clients lecteurs pourront commander sur place n’importe quel titre et voir leur commande exécutée immédiatement, soit sur support électronique, soit sur papier… soit sur les deux. Finis les titres épuisés et les invendus ! Alors, la littérature retrouvera une nouvelle ère de prospérité et récupérera la place qui était la sienne avant l’apparition du cinéma et de la télévision. La littérature redeviendra l’un des phares de l’intelligence humaine.
–Vous parlez comme un pédant et un curé–527 s’irrita le Docteur. –Écoutez-moi bien, Monsieur Je-sais-tout, parce que je vais vous offrir une occasion qui ne se représentera pas deux fois :528 laissez tomber vos velléités intertextuelles et inscrivez-vous dans ma Nouvelle École. Vous serez Assistant Émérite…
–Je vous en prie, Docteur, n’allez pas plus loin. J’ai le sentiment d’avoir déjà entendu quelque chose de semblable, il y a très longtemps… On m’a offert d’être Soldat de Jésus, Général de la République, puis Chirurgien Général, puis Psychanalyste en Général, Médecin Révolutionnaire, Homme Céleste… Comme vous pouvez le constater, jusqu’à aujourd’hui j’ai toujours résisté à la tentation du Démon.
–C’est pour cela que tout va mal dans votre vie– dit Wagner, en riant de bon cœur. –Je vous l’ai déjà dit : si vous vous étiez laissé séduire par un vrai Diable, si vous aviez écrit des ‘vrais romans’, vous seriez riche et célèbre comme tant de romanciers latino-américains. Au lieu de cela, vous moisissez ici, interné à l’Hôtel-Dieu.
–Soyons sérieux, Messieurs !– protesta le Docteur. –On dirait que vous êtes en train d’écrire le testament de Faust.529 J’aimerais vous conduire vers la Lumière…
–Lumière ! Mémoire et Lumière ! L’humanité faustienne fait des progrès immenses…530 Tout homme, et même tout enfant qui entreprend le chemin de la connaissance est, d’une certaine manière, un nouveau Faust. Docteur ! Je vous le demande humblement : déclarez-moi guéri. Je suis sain, archi guéri grâce à vos soins. Laissez-moi sortir d’ici. J’ai besoin de recouvrer ma liberté. Oui. La liberté ! Mon unique et irremplaçable vocation.
–Les rechutes sont une constante des psychoses– me prévint le Docteur, le sourcil froncé. –Je vous assure que votre roman vous apportera encore beaucoup de surprises.531
–Mon livre n’est pas un roman– corrigeai-je une fois de plus. –C’est un intertexte. Mais, si je rechute, j’essaierai la prochaine fois de vivre mon ‘délire’, comme vous dites, en termes de Divine Comédie. Imaginez un instant : au lieu d’être Faust, je serai Dante. Margaret sera Béatrice. Et vous, Virgile. Je donnerai à l’intertexte la forme d’une pyramide, divisée en trois parties, comme le poème dantesque. La première, la base, sera la plus obscure et la plus heurtée, et elle correspondra à l’Enfer. La seconde, lumineuse mais abrupte, au Purgatoire. Et la troisième, la plus éclairée et la plus véloce, sera le Paradis Terrestre, alors que le sommet de la pyramide se contentera de signaler modestement, telles les petites flèches des tableaux de Paul Klee, le Paradis Céleste. D’ailleurs, j’écrirai cet intertexte en plusieurs langues pour me libérer, entre autre, de l’emprise de la Langue Céleste, emprise favorisée par le monolinguisme qui caractérise le roman.
–Bravo ! De mieux en mieux !–   s’écria Wagner.   –Pouvez-vous nous expliquer comment vos intertextes polyglottes seront traduits ?
–Les intertextes ne se traduisent pas, Wagner. Les intertextes se ré-écrivent dans d’autres langues, tout en incorporant des nouveaux jeux intertextuels permis par les nouvelles langues utilisées. Ainsi le traducteur cessera d’être un simple transcripteur de textes et deviendra un écrivain d’un niveau comparable à celui de l’auteur ‘originel’.
–Décidément, le Sorcier avait raison : il n’y a aucun remède possible pour vous– dit le Docteur. –Et je vous rappelle que La Divine Comédie est beaucoup plus complexe que tous les Faust réunis. Je crains que votre rechute ne soit très grave et irrécupérable. Dites-moi, comment allez-vous signer vos livres ? Dante, Goethe, Marlowe… ? Vous ne pensez pas que c’est un petit peu présomptueux de votre part ? Un peu plus et vous vous prenez pour Dieu !
–Bonne remarque !– Wagner hocha la tête en signe d’approbation.
–Ce sont les romanciers qui se prennent pour Dieu, Docteur. Ils sont persuadés qu’en ‘créant’ leurs personnages ils agissent comme Dieu créant le monde. Ni plus, ni moins. Par contre, l’auteur intertextuel, en reconnaissant explicitement les textes des autres écrivains, relativise son propre ego. Oui : les Romanciers Célestes –encensés par les Éditeurs Célestes et les Critiques Célestes, pour des raisons de Commerce Céleste– ont tendance à se diviniser. Et, en même temps, ils méprisent ou ignorent leurs collègues. En revanche, l’auteur intertextuel tend à être collectif, anonyme, respectueux de l’œuvre des autres et pour cela, nécessairement modeste. En tout cas, beaucoup plus modeste qu’un romancier.
–Bon. Enfin. Bien que j’eusse aimé vous garder encore quelque temps à l’hôpital, je vous donne la feuille de sortie– soupira le Docteur.
–De toute façon, je suis sûr que vous ne vous ennuierez pas sans moi, Docteur. Et puisque vous parliez de testament, je voudrais léguer à Wagner –en plus de la machine à écrire– une farce qui se déroule au ‘Château de Méphistophélès’. Avec cette farce je lui montre que l’intertextualité peut s’appliquer à toutes les formes littéraires, aussi bien à la littérature narrative, qu’à la poésie et au théâtre. L’ambition dominatrice, usurpatrice et dévoreuse du roman, qui voudrait engloutir tous les genres littéraires, est remplacée dans l’intertexte par un lien, à la fois virtuel et explicite, entre tous les textes écrits depuis l’invention de l’écriture, sans distinction ni de genre ni de langue et cela en respectant attentivement leur identité… Dites, Wagner, vous qui avez feuilleté mon testament, comment le trouvez-vous ?532
–Si parfait, Monsieur, qu’en toute humilité, je vous offre ma vie en retour de votre amour pour moi–533 plaisanta Wagner. –D’ailleurs, si vous me le permettez, je voudrais faire une représentation de cette farce à la chapelle de l’Hôtel-Dieu. Les romanciers hospitalisés chez nous sentiront tout l’intérêt qu’il y a à introduire dans le récit aride d’une découverte littéraire, un rien de vie, de chair vive.534 Mais je crains que la Sorcière Supérieure ne la censure, car la farce pourrait être considérée comme une pièce pornotragique.
–Ce ne sera pas le cas. Je la convaincrai moi-même– assura le Docteur, tout en s’asseyant face au bureau afin de signer ma feuille de sortie. –Eh bien –me dit-il encore, en me tendant un papier–, maintenant vous pouvez interrompre votre intertexte en une phrase…535
–Merci Docteur. Je sens le réconfort que vos paroles apportent à mon âme536–, dis-je en m’inclinant et en prenant la feuille de sortie…

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