Freud et le Romancier
 

(La Société des Hommes Célestes, p. 281-283) 

 


–Quel plaisir de vous rencontrer, Monsieur l’Antiromancier– plaisanta Wagner. –Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je voudrais profiter de l’occasion pour faire quelques pas en votre compagnie. Et vous me permettrez de vous poser une ou deux questions374 concernant votre vision des théories freudiennes. Il paraît que vous menez une guérilla non seulement contre le Pauvre Roman, mais aussi contre la Chaste Psychanalyse. D’après Sœur Sophie, votre révolution intertextuelle risque de ramener la littérature narrative au Moyen Age, à l’époque de la ‘psychomachia’ chère à Guillaume de Lorris et à Jean de Meung. N’avez-vous pas peur de vous trouver à court de flèches ? Vous battre sur deux fronts à la fois est une tactique très dangereuse. Lisez Clausewitz.
–Il s’agit d’un seul et même front, Interne– répondis-je, surpris et agacé par tant d’impertinence. –Le roman contemporain et la psychanalyse se confortent et se complètent parfaitement au sein de la Société des Hommes Célestes. D’un côté les romanciers puisent largement dans les théories freudiennes, de l’autre les psychanalystes trouvent dans le roman maintes illustrations à leurs thèses.Tant et si bien qu’aujourd’hui de plus en plus de romanciers deviennent psychanalystes, et de plus en plus de psychanalystes deviennent romanciers. Ils sont, les uns et les autres, sur la même longueur d’onde : la mystification. Et pourtant, l’image du romancier donnée par Freud dans son Introduction à la Psychanalyse n’est pas nécessairement flatteuse. Je la connais par cœur : «Le romancier sait d’abord donner à ses rêves éveillés une forme telle qu’ils perdent tout caractère personnel susceptible de rebuter les lecteurs, et deviennent une source de jouissance pour les autres. Il sait également les embellir de façon à dissimuler complètement leur origine suspecte. Lorsqu’il a réussi à réaliser tout cela, il procure aux lecteurs le moyen de puiser soulagement et consolation dans les sources des jouissances de leur propre Inconscient. Il s’attire leur reconnaissance et leur admiration et a finalement conquis par sa fantaisie ce qui, auparavant, n’avait existé que dans sa fantaisie : honneurs, puissance et amour des femmes.» Autrement dit, Interne, Freud sacre et glorifie le romancier en tant que bouffon (pour ne pas dire ‘putain’) des Hommes Célestes.
–Quelles intelligentes sornettes vous débitez !375
–Pas du tout, Wagner. Lisez attentivement l’Introduction à la Psychanalyse et vous verrez que Freud assigne au roman et aux romanciers le rôle de ‘fournisseurs de jouissance’, en échange de quoi ils reçoivent du fric. Ni plus ni moins que les Putains Célestes !
–Heureusement que grâce à l’intertexte ce ne sera pas votre cas, Monsieur l’Antiromancier. Ni jouissance, ni fric. Et je saisis aussi l’occasion pour vous rappeler que votre séjour à l’Hôtel-Dieu n’est pas gratuit et que la famille bretonne de votre père commence à trouver votre traitement un peu long. Vous refusez de la recevoir, mais c’est votre famille qui paye les pots que vous avez cassés. Il vous faudra vous résigner à écrire un roman pour gagner de l’argent. Je doute fort que votre intertexte vous apporte de quoi vivre et, encore moins, qu’il vous procure de la jouissance !
–Ce n’est pas grave, Interne. Pour moi, la littérature ne sera jamais de la parole putanisée et cela, en effet, grâce à l’intertexte, simplement parce que l’intertexte ne cherche pas en premier lieu la jouissance, mais la connaissance lucide. La connaissance est le vrai plaisir faustien, Wagner. Et maintenant, laissez-moi finir ma promenade tout seul…
–Comme vous voudrez, Monsieur Faust. Je demanderai au Docteur M. d’alimenter votre compte en banque. Combien y avez-vous pour le moment ? Pas grand-chose, j’imagine…376 Allez, concoctez-nous un petit roman à la parisienne. Vous aurez une chance de gagner un Grand Prix Littéraire et vous serez riche et célèbre pour le plus grand plaisir de votre famille !…


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