(La Société des Hommes Célestes, p. 340-341)
–Soyez le bienvenu dans notre réfectoire, Docteur Faust– me salua Wagner, d’un air courtois et persifleur à la fois. –Pour tuer le temps en attendant d’être servi, auriez-vous la bonté de m’expliquer en quoi consiste la différence entre roman et intertexte ?
–J’ignorais que vous vous intéressiez à ce point à la littérature – répliquai-je avec calme. –Si vous continuez ainsi, vous finirez par abandonner la médecine… Il me semble que je vous ai déjà expliqué que l’intertexte dérive du roman, comme le roman moderne dérive de l’épopée médiévale. Dans la vie, Interne, rien n’est statique, tout évolue, y compris le genre romanesque. Les romanciers ne veulent pas accepter cette évidence. Ils identifient roman et littérature et croient que la disparition du roman implique la disparition de la littérature.
–Heureusement que vous êtes là pour les rassurer, Doktor Faustus. Mais vous ne m’avez toujours pas expliqué en quoi consiste la différence entre roman et intertexte. Comme le plus discret des disciples, je vous promets de ne pas révéler le secret.
–Dans la façon d’utiliser la fiction, Wagner. Les romanciers non seulement identifient roman et narration, mais ils confondent aussi roman et fiction. La fiction est d’abord une fonction de la vie psychique, très complexe, comme le reconnaît le Docteur M. lui-même. Elle intervient aussi bien dans les rêves, les délires, les projets de toutes sortes (même scientifiques), que dans les processus de création qui sont à la base de la poésie, du théâtre, du cinéma et de l’art en général. Et, par conséquent, dans le roman et l’intertexte. S’agissant du roman, dans la mesure où la fiction est utilisée comme un miroir pour refléter la réalité, elle opère de manière occulte, cherche à se cacher derrière le texte pour donner à celui-ci une apparence de véracité. Ainsi, la fiction romanesque se targue d’être ‘mensonge-vrai’, ‘trompe-l’œil’, ‘faux-semblant’, et le romancier se complait dans le rôle du ‘menteur-vrai’. Par contre, dans l’intertexte la fiction opère de manière ouverte et devient ‘connaissance lucide’. L’écrivain cesse de produire des ‘mensonges’ (vrais ou faux, c’est pareil) pour créer des ‘fictions littéraires’ qui peuvent avoir la même valeur gnoséologique que les plus exigeants textes scientifiques ou philosophiques. Or la Société des Hommes Célestes, qui vit dans le mensonge et qui se sert du mensonge comme d’un instrument de domination et de spoliation, n’a aucun intérêt à voir disparaître le roman. Car le roman, surtout de nos jours, conforte la tricherie et la fraude. C’est pourquoi l’industrie éditoriale des Hommes Célestes, avec son système actuel de bestsellers, de prix et de critiques littéraires, est complètement vouée à la défense et à la promotion du roman… et des romanciers qui jouent le jeu du mensonge.
–Bravo Docteur Faust ! s’écria Wagner. –J’ai l’impression que nous attendrons encore longtemps avant de vous déclarer guéri. Pour l’instant, déjeunez tranquillement et surtout ne dites rien à personne.