Le plurilinguisme, essentiel.

Extrait de "Bakhtine, le roman et l'intertexte", essai publié à Sens Public (décembre 2012).

 
Ce qui est aussi essentiel pour l’intertexte, c’est le  "plurilinguisme", concept mal défini et souvent utilisé comme synonyme de "multilinguisme" ou de "polyglottisme" ou, encore, de "polylinguisme". Bakhtine ajoute à la confusion en parlant de plurilinguisme tantôt comme jeu de "langues" (jazyk)  entre elles, tantôt comme confrontation de "langages" (rejch’ ), littéraires ou pas, à l’intérieur d’un discours "unilingue" ou "monolingue" [1]. Or, en russe, sa langue maternelle, on passe souvent arbitrairement de jazyk, "langue", à rech’, "langage", et vice-versa, et l’on peut supposer que c’est la même chose pour toutes les langues dites "nationales". Même les linguistes officiels ne s’attardent apparemment pas à définir avec précision la différence entre tous ces termes, tant leur utilisation comme synonymes dans la vie ordinaire est devenu habituel  [2]. Or, pour la compréhension théorique et la pratique de l’intertexte, le distinguo entre "langue"  et "langage" est fondamental [3]. Pour moi la "langue" concerne la langue nationale : castillan, catalan, italien, allemand, bulgare, etc., en tant qu’horizon linguistique des "langages" (le langage du poète, de l’avocat, du professeur, du médecin, de la romancière, etc.). Bakhtine et, en tout cas, ses traducteurs en "langue d’oïl", glissent fréquemment et sans explication d’un niveau linguistique à l’autre, ce qui est plutôt déconcertant d’un point de vue de la logique scientifique.

Ainsi, entre «langage unique », « langage prédominant parlé » et « langage littéraire correct » pour Daria Olivier[4] et (pour les mêmes termes en russe, extraits du même paragraphe bakhtinien) « langue commune », « langue parlée (quotidienne) et littéraire » et « langue correcte » selon la traduction de Tzvetan Todorov[5], la distance conceptuelle semble, à première vue, considérable, sans compter que Todorov remplace le mot "plurilinguisme" par "hétérologie". Pourtant Todorov et Daria Olivier sont de grands russophones, des traducteurs scrupuleux, des linguistes reconnus. Ceci illustre la difficulté du problème, digne des meilleurs traductologues et linguistes professionnels! Quant à la priorité génératrice du langage sur la langue, ou de la langue sur le langage (lequel engendre l’autre?) nous ne sommes pas loin du dilemme ultra hégélien à propos de la priorité de l’œuf sur la poule, ou de la poule sur l’œuf… N’étant pas moi-même ni linguiste ni traductologue et détestant le langage parfois ridiculement abscons des spécialistes (je ne citerai comme exemple que Madame Julia Kristeva, car c’est elle qui a introduit Bakhtine en France avec son article Une poétique ruinée , où elle moque le « vocabulaire psychologisant, influencé par la théologie » du grand théoricien)[6], je me bornerai, comme simple écrivain post-romanesque, à ma propre terminologie, même si elle peut paraître rudimentaire à certains obscurologues [7]. Donc, pour être clair, je parlerai toujours de "langues" s’agissant des langues nationales, de "langage" lorsqu’il sera question de la structure du discours, et de "plurilinguisme intertextuel" pour désigner la confrontation des langues et des langages à l’intérieur d’un texte.

Bakhtine, conscient de la réalité multiple des langues et des langages, finira par parler dans une de ses études de "plurilinguisme interne" pour signaler la pluralité des langages à l’intérieur du discours et de plurilinguisme "externe" lorsqu’il s’agit de langues nationales[8] pour retomber ailleurs dans les imprécisions des synonymes[9]. Peu  importe. Ce qui est vraiment important, c’est sa vision du "plurilinguisme" comme fait essentiel pour comprendre l’évolution de la littérature. James Joyce a utilisé à peu près une quinzaine de langues différentes dans l’écriture de Finnegans Wake (Rabelais presque une dizaine dans sa pentalogie), sans compter l’utilisation de schémas, de petits dessins, de signes typographiques variés, etc., un peu à la Sterne. Malheureusement sa tentative, courageuse et nécessaire, finit comme la tour de Babel : un échec. Son livre est presque illisible, même pour un lecteur averti. Mais son œuvre signale la route pour les écrivains des nouvelles générations : la littérature doit suivre (et, à son tour, influencer) le développement de la société humaine. Et l’un des phénomènes qui caractérise la société contemporaine, c’est le plurilinguisme. Non que celui-ci date d’aujourd’hui, mais c’est seulement maintenant, au moment de l’intégration d’une Europe pléthorique de langues nationales, que le plurilinguisme s’impose comme un fait presque ordinaire, présent dans la vie de tous les jours, de tout le monde, y compris des enfants qui vont à l’école. Or, le roman -même polyphonique et dialogique, saturé de plurilinguisme "interne"- ne tient pas compte de ce fait décisif du début du troisième millénaire. Le roman, en tant que genre littéraire, peut abonder dans le plurilinguisme des "langages" qui dialoguent entre eux à l’intérieur du discours littéraire, mais il a horreur -sauf exceptions ponctuelles et infimes- du plurilinguisme des langues nationales. D’ailleurs les éditeurs, toujours à la recherche de l’argent perdu (certes, comment pourraient-ils faire autrement dans notre société capitaliste?), n’encouragent nullement le plurilinguisme de peur qu’il rende la lecture des romans trop difficile, moins divertissante et les livres plus difficiles à vendre. Le roman peut donc être plurilingue quant à la confrontation des "langages", mais il reste largement "monolingue" d’un point de vue des langues nationales.
  

[1] « Le roman c’est la diversité sociale de langages, parfois de langues et de voix individuelles…» (Cela donne : « Roman-eto, xudorzestvennu organizovannoe sotzialnoe raznorechie, inogda raznojazychie») Bakhtine. Du discours romanesque, tel gallimard, p. 88)

 [2] Madame Alexsandra Nowakowska, Maître de Conférences à l’université de Montpellier 3, exégète des manuscrits de Bakhtine, a remarqué que le savant russe utilise au début de son œuvre le mot jazik, mais que peu à peu il va donner préférence au mot rech’. Elle signale aussi la cacophonie linguistique générale autour de polyphonie, plurilinguisme, polyglottisme, etc. Dialogisme et Polyphonie, in Cairn info, pdf. 2007

 [3] Grosso modo (molto), Saussure considérait le langage comme une  "faculté" de l’individu et la langue comme le produit de la communication collective.

 [4] Esthétique et théorie du roman. Bakhtine. Du discours romanesque, tel gallimard, p.95

 [5] Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique. Tzvetan Todorov. Seuil.  1971.

 [6] «  …ces limites (de la pensée de Bakhtine) : psychologisme, manque d’une théorie du sujet, analyse linguistique rudimentaire, impact inconscient du christianisme dans un langage humaniste (il est constamment question de l’ "âme" et de la "conscience" des héros), restreignent-elles l’intérêt du texte bakhtinien à la seule attention des archivistes et des musées littéraires? Nous ne le croyons pas… » La Poétique de Dostoïevski. Présentation de Julia Kristeva (Une poétique ruinée). Éditions du Seuil, 1970. C’est lapidaire de la part de Madame, qui néanmoins "inventa" le mot "intertextualité" à partir du concept de "dialogisme" définit par Bakhtine, sans en tirer les vraies conséquences qui auraient pu la conduire jusqu’à l’intertexte.

 [7] Georges Gurdjieff aurait dit "docteur hassnamousien". Or les obscurologues traitent Gurdjieff lui-même d’ "obscurantiste" ou bien d’ "illuminé". En ce qui concerne l’Obscurologie, il s’agit d’une science très chic. Elle consiste à occulter avec préciosité et dans un langage aussi soigné qu’inintelligible, une ignorance exquise.

 [8] «Le roman s’est formé et a grandi précisément dans ces conditions d’activité aiguë du plurilinguisme interne et externe. C’est son élément naturel ». Bakhtine. Récit épique et roman, tel gallimard, p 449.

 [9] «Les langages ne s’excluent-ils pas les uns les autres, ils s’intersectent de diverses façons (langage de l’Ukraine, du poème épique, du début du symbolisme, de l’étudiant, des enfants, de l’intellectuel moyen, du nietzschéen, etc.) » Bakhtine. Du discours romanesque II. Id. p 113.

 «Le style du roman, c’est un assemblage de styles ; le langage  du roman, c’est un système de « langues ». Bakhtine. Du discours romanesque I. Id. p. 88.

 «…à l’intérieur d’une langue nationale multilingue »Bakhtine. Du discours romanesque I. Id. p. 95.

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