Chantal

Chantal

                     
 (Cet article fait partie des Pamphlets Parisiens.
)


 

"La France a le plus profond respect pour tout ce qui est corrompu"
(BALZAC. Monographie de la Presse Parisienne.)
 
"…Certes, il serait facile de vous peindre la totalité des hommes de la presse et leurs mœurs, de vous les montrer dans l'exercice de leur prétendu sacerdoce. Le nombre des lévites de cette divinité moderne n'excède pas un millier. Le moindre d'entre eux est encore un homme d'esprit, malgré sa médiocrité."


Je me contenterai, dans ces pastiches intertextuels issus de la Monographie de la Presse Parisienne, d'un simple échantillon des clercs à la mode d'aujourd'hui. Les noms de leurs anciens confrères, célèbres au XIXe, sont entrés dans l'oubli éternel depuis longtemps. Toutefois, quelques-uns ont réussi à se réincarner à cheval entre le XXe et le XXIe siècle...


( PDF des Pastiches Balzaciens ci-dessous)







                     
Exercices de théorie littéraire et théorie de l’Intertexte


 

 

S’inspirant sans doute de la Comtesse de Ségur, Sophie Rabau, maîtresse de conférences à la Sorbonne Nouvelle (et nouvelle romancière, auteure d'Embrasser Maria, Éd. Les Pérégrines, Paris 2022), s’est donné la peine de rédiger à l’intention de ses jeunes élèves, espiègles et désobéissants, un manuel très strict d’exercices de théorie littéraire... valable aussi pour tout écrivain impatient de gagner le prix Goncourt.

 

 




 

Sophie Rabau, assistée de Florian Pennanech, chargé de cours, a rédigé un remarquable recueil d’exercices à propos de la théorie littéraire. L’ouvrage, édité en forme de fascicule par les Presses de la Sorbonne Nouvelle, déploie en trois parties le mécanisme de création des concepts théoriques : par déduction, par extrapolation et par observation. Je ne peux décrire ici dans le détail les raisonnements qui soutiennent ces trois mécanismes, minutieusement étayés par une logique formelle impeccable, parfaitement aristotélicienne.  Pour le lecteur qui aime les jeux de l’esprit, c’est un régal. Derrière le texte et ses connotations hautement pédagogiques (en dépit de quelques malheureuses erreurs romanesques) on aperçoit la célèbre « Bibliothèque de Babel » de l’écrivain latino-américain, Jorge Luis Borgès, et les théories de Gérard Genette qui sont utilisées (et souvent malmenées) presque comme un axe conducteur, tout au long des exercices. D'autres théoriciens (Jakobson et Barthes parmi eux) sont interpellés pour analyser les exemples pris dans l’histoire de la littérature. L’élan didactique des auteurs du fascicule est cohérent et d’un intérêt soutenu, d’autant plus qu’une subtile distance par rapport à leur sujet leur permet parfois une certaine drôlerie, une élégante joyeuseté digne de Borgès lui-même. On peut cependant regretter que, s’agissant d’une œuvre jouée comme une pièce pour piano à quatre mains, on ne puisse visualiser les mains. Qui pense ? Qui parle ? Qui écrit ?  Pour des raisons pratiques imposées par la rédaction de cet essai, à mi-chemin entre le rapport de lecture et la critique textuelle, j’ai choisi comme auteur de référence Sophie R.

     Dans ma recherche d’un nouveau genre littéraire « post-romanesque », je me suis heurté à la difficulté non négligeable de trouver un mot suffisamment explicite et original pour désigner ce nouveau genre narratif. Il n’est pas du tout évident de remplacer le substantif « roman », presque millénaire et d’utilisation devenue universelle, par un autre substantif aussi simple et immédiatement compréhensible. Alors, pendant plusieurs années, j’ai avancé dans mes recherches en utilisant le terme conventionnel d’«anti-roman » lors de la publication de mes deux premiers livres en Espagne, El Bautismo et El Sueño .1 Or, l’Intertexte n’est pas un anti-roman, il n’a pas pour vocation d’aller «contre le roman» mais, tout en s’appuyant sur sa trajectoire séculaire, il cherche à aller au-delà de ses limites, plutôt imprécises et instables malgré leur pérennité. Tentative plutôt donquichottesque et vouée, d’après les romanciers (et leurs éditeurs), à un échec. D’ailleurs, Mikhaïl Bakhtine, le grand théoricien du roman, véritable « penseur » de la littérature, considérait que le roman était pratiquement « immortel» 2 .

L’Intertexte comme néologisme   

L’ouvrage de Sophie R. & Co. offre une solide plate forme conceptuelle qui permet d’analyser l’Intertexte du point de vue de la rhétorique traditionnelle. En explorant le fascicule, j’ai pu relever quelques concepts qui concernent au plus près la gestation et l’éclaircissement de cette nouvelle modalité narrative. Si j’ai finalement opté pour le substantif « intertexte » pour avancer dans mon travail, je l’ai fait sachant que ce mot est utilisé depuis longtemps en sémiologie, revêtant souvent des significations différentes. Mais toutes coïncident plus au moins sur un même fait : le mot désigne la relation entre deux textes ou entre une multiplicité de textes. Or, j’ai utilisé sciemment le mot « Intertexte » pour tenter la définition d’un genre littéraire et non comme simple moyen d’analyse textuelle :
« L’Intertexte est une narration qui met en relation métonymique et explicite des textes littéraires provenant d’auteurs différents. Il est ouvert au plurilinguisme. C’est à partir du dialogue qui s’établit entre les textes (et non plus entre les « personnages », comme dans le roman) que la nouvelle forme narrative peut se développer. »3




Donc, c’est « l’inter-relation » entre les textes qui me poussa à adopter, faute de mieux, le mot « intertexte », tout en acceptant l’ambiguïté du terme. En agissant de la sorte, je n’ai pas voulu travailler par simple déduction à partir d’un système déjà existant (le roman), ni tenter de construire un système à partir exclusivement d’un modèle déjà établi (par exemple, Ulysses, de James Joyce, Intertexte précurseur) ou, encore moins, de construire un système de toutes pièces (l’Intertexte a toujours comme référence un autre texte). En réalité, tout au début de ma démarche scripturale, je voulais simplement éviter de tomber dans la banalité romanesque, d’écrire des mièvreries sur mes états d’âme ou de produire des textes de divertissement pour gagner de l’argent. Je n’avais pas quitté l’exercice de la médecine et de la psychiatrie (qui me promettait un riche avenir aux États-Unis) pour écrire des romans à l'eau de rose, des polars ou pour me lancer dans la lutte idéologique en utilisant la littérature comme arme de combat. Et, bien entendu, je n’avais pas non plus la prétention d’inventer a priori un genre littéraire afin de m’en servir pour véhiculer mes idées. Non, je voulais, tout simplement, écrire. Et c’est en écrivant des milliers de pages que la nécessité de développer une nouvelle modalité narrative est venue s’imposer à ma conscience, surgissant de l’épaisseur de ma propre production textuelle, jusque-là chaotique et informe. Ma façon de procéder fut très simple, prévisible et logique d’un point de vue théorique : j’appliquai les principes de la science, l’observation et l’expérimentation que j’avais utilisées dans les laboratoires de la faculté de médecine, puis j’avançai, à tâtons, pour laisser de côté le roman conventionnel, le roman tout court, à la recherche, cette fois d’une façon pleinement consciente, de ce qui deviendrait l’Intertexte

Dans la première partie de ses exercices, Sophie R. examine le large éventail des concepts de théorie littéraire qui peuvent être conçus par «déduction». C’est dans cette première partie, en analysant Seuils de Gérard Genette, qu’elle fait la seule mention d’un phénomène néanmoins essentiel pour comprendre l’évolution de la littérature d’aujourd’hui. Je cite : « L’apparition des livres électroniques et la lecture en ligne ont ouvert un nouveau champ d’investigation que Seuils ne pouvait prévoir.4» Effectivement, Genette (comme d’ailleurs Barthes et tous les critiques et théoriciens ayant travaillé avant l’avènement de l’écriture électronique et de son utilisation informatique et, surtout, avant l’avènement d’Internet), n’eut pas le temps de mesurer l’importance de la révolution cybernétique pour l’incorporer d’une façon appropriée dans ses réflexions. Or, l’Intertexte est fondé, en tant que pratique scripturale, sur l’écriture électronique et sur Internet.5Cet aspect est si décisif qu’il aurait pu faire partie de ma définition de l’Intertexte comme genre narratif. Mais cela m’a semblé superflu, tant le passage de l’ère de l’imprimerie à l’ère de la cybernétique est une réalité incontournable.6

Restons pour le moment dans le cadre classique de l’ère de l’imprimerie et des concepts forgés avant l’apparition d’Internet puisque, dans ses Exercices de théorie littéraire, Sophie R. travaille principalement à l’intérieur de ce cadre : « Parmi les nombreux néologismes devenus d’usage courant proposés par Genette dans Discours du récit, une famille de termes en-lepse se distingue par sa remarquable plasticité : (…) l’analepse, la prolepse, la syllepse (syllepse itérative), la paralepse, la métalepse », etc. (p.19) Elle ajoutera le terme «isolepse» (iso, égal, lepse, prendre) pour compléter le système genettien et conclure qu’à l’heure actuelle la critique est nettement «isoleptique»: « Un commentateur peut trouver dans une œuvre une régularité, y découper des séquences équivalentes, ou bien construire, entre plusieurs œuvres, des parallèles, des éléments semblables.» (p.23) L’Intertexte serait-il donc «isoleptique»? « Sur le plan de la création littéraire, l’isolepse est une incitation à multiplier les expériences d’écriture (…) Elle offre donc un nouveau procédé d’écriture assez inédit. » (p.26)  Puis, parlant toujours de l’invention de néologismes, elle reviendra sur une autre famille de mots genettiens « couramment usités, avec le substantif textualité qu’il décline, dans toute son œuvre, de manière similaire : transtextualité et, à l’intérieur de ce concept principal, l’intertextualité, l’hypertextualité (hypotexte, hypertexte, mimotexte), métatextualité, paratextualité, architextualité et autotextualité. » (p.27) (Je résume, bien sûr). Ensuite, dans ses Corrigés N° 1, 2, 3, 4, elle proposera quelques-uns de ses propres concepts pour parfaire la liste de Genette, notamment celui d’«antitextualité» et d’«antitexte»: « L’antitextualité désigne le fait qu’un texte prend la place d’un autre, le remplace ou cherche à le remplacer. » (p.29). Elle parle aussi d’une « antitextualité volontaire, dans le cadre d’une émulation, quand un auteur veut écrire une œuvre qui prendra la place d’une autre. L’Enéide comme antitexte des épopées homériques, par exemple ».(p.30) On approche, c’est évident, de l’Intertexte, en particulier de La Guérison », nouvelle Divine Comédie 7. Alors, « antitexte» au lieu d’«Intertexte»? « La dernière question que l’on peut se poser serait celle du texte qui n’aurait pas de genre, ou qui serait unique dans son genre (…) Or, un texte, qu’on le veuille ou non, appartient toujours à une classe…» (p. 33) Quelle classe pour l’Intertexte ? Une chose est certaine : on ne peut réduire l’Intertexte à un simple concept rhétorique. Ce serait une sorte de castration (castratura, pour utiliser un mot cher au Roland Barthes de S/Z), castración de sa perspective révolutionnaire en tant que nouveau genre narratif.8









Dans le chapitre 2 de la première partie,
Construire un système à partir d’un modèle déjà établi, Sophie R. va se pencher sur la dimension communicationnelle de la littérature selon Roman Jakobson. Ce faisant, elle frôlera, à son insu, un élément fondamental de l’Intertexte : le lecteur comme agent décisif dans son élaboration. Un roman est écrit pour un lecteur, mais le rôle de celui-ci est purement passif, il est là pour lire, non pour écrire. Bien sûr, l’auteur (le romancier) est aussi un lecteur, parfois un « mauvais lecteur » de son propre texte, auquel il peut donner, de surcroît, une signification ou une importance erronée :
« On peut tout à fait envisager qu’un auteur n’a pas compris la nature de son message : un message à une valeur poétique que son émetteur n’a pas vu. Genette, dans Fiction et Diction, nomme « littéralité conditionnelle » ce genre de cas – il veut dire par là que le caractère littéraire du texte est conditionné par la réception d’un lecteur et non par l’intention de l’auteur qui a un tout autre but. » (p. 39) Tout en le mettant en rapport avec l’auteur « mauvais lecteur », Sophie R. parle ici pour la première fois du lecteur, mais sans théoriser en profondeur sur sa position dans la littérature, position passive, purement réceptive dans le monde du roman. Ce qui n’est pas du tout le cas dans l’Intertexte.



La boîte à ouvrage de Sophie




En analysant le modèle logique (p.40) elle fera référence d’une façon plus appuyée au lecteur, notamment dans l’Exercice 1, Lire tous les livres et dans l’Exercice 2, Écrire pour tous les lecteurs. Il s’agit surtout de mettre en relief le « carré logique » qu’on attribue à Aristote :

1)     Tous les livres doivent être lus
2)     Aucun livre ne doit être lu
3)     Certains livres doivent être lus
4)     Certains livres ne doivent pas être lus

 Et pour les lecteurs eux-mêmes :

 1)     Il faut écrire pour tous les lecteurs
 2)     Il ne faut écrire pour aucun lecteur
  
            3)     Il faut écrire pour certains lecteurs  

            4)     Il ne faut pas écrire pour certains lecteurs (p.41)



Les raisonnements qui accompagnent ce jeu aristotélicien sont d’une grande précision et d’une drôlerie à peine dissimulée, digne de la Comtesse de Ségur. Barthes, pour qui l’enjeu du travail littéraire (« de la littérature comme travail ») est de faire du lecteur non plus un consommateur mais un producteur du texte9, aurait sans doute ri devant cette exquise frivolité rhétorique et logique. Un peu plus loin, dans l’exercice N°3 Le système des genres littéraires, Sophie R. passant par-dessus toute frivolité, s’approchera de l’Intertexte : « Laissons de côté la Comédie et la Tragédie telles qu’elles sont définies par Aristote à partir de l’importance et de la qualité des personnages et allons à la proposition 4 où il nous faut imaginer un genre où les personnages principaux ne sont pas de condition supérieure, tandis que les personnages secondaires peuvent l’être. On peut certes trouver des exemples de ce dispositif : Les Bonnes de Jean Genet, certaines pièces de Marivaux, ou encore de Germinal de Zola (…) mais ces textes n’appartiennent pas à un même genre répertorié. Faut-il alors créer un nom de genre pour désigner la classe ainsi définie ? C’est l’intérêt théorique du carré logique que de soulever cette question. C’est alors à rien de moins que l’invention d’un nouveau rayon dans la bibliothèque de Babel que nous permet de rêver notre examen systématique. » (p.42) (Je souligne) « Or, quel modèle choisir ? » s’interroge encore Sophie R. Et elle répond, faisant appel à sa boîte à ouvrage : « Le choix d’un modèle comporte une part d’arbitraire et de bricolage : on prend le modèle dont on pense qu’il fonctionnera le mieux, quitte à revenir sur son choix chemin faisant ». (p.42) C’est ce que j’ai fait moi-même au moment de choisir un des modèles pour l’Intertexte : Ulysses, de James Joyce.

La lecture d’Ulysses n’est pas facile. Le Grand Bibliothécaire de Babel (et directeur de la « Biblioteca Nacional de Argentina » entre 1955 et 1973), Jorge Luis Borgès, qui aimait, de son propre aveu, davantage la lecture à l’écriture, ne se donna pas la peine de lire convenablement l’œuvre de l’écrivain irlandais, et cela en dépit de sa connaissance de l’anglais, langue qu’il dominait avec fierté10. Il ne comprenait pas l’engouement pour un livre porté aux nues par des critiques… qui ne le comprenaient pas non plus dans tous ses aspects. Même Richard Ellmann, considéré comme le meilleur spécialiste de Joyce, ne s’attarde pas suffisamment sur la construction intertextuelle de l’œuvre. Alors, je fus bien obligé d’examiner et de démonter le mécanisme intertextuel mis en œuvre sous la surface apparemment uniforme d’Ulysses, faisant l’effort, bien inutile, d’adresser à Philippe Sollers le résultat de mon investigation11.







                                                                                       Tableau  intertextuel Ulysse / Odyssée


En découvrant cette structure intertextuelle, tout en admirant l’intuition et l’audace scripturale de Joyce dans la construction d’un texte manifestement éloigné du roman conventionnel (non seulement par l’intertextualité sciemment choisie et structurée, mais aussi parce que Joyce donne une forme à la masse de son texte : la forme d’un pont 12), je me posai une question qui semblait évidente : pourquoi l’écrivain, intellectuellement très exigeant, avait-il choisi de travailler en intertextualité avec une œuvre écrite en grec (langue qu’il ne dominait pas) et non pas avec la Commedia de Dante Alighieri, matrice de l’italien moderne, langue qu’il connaissait assez bien ? (Joyce parlait italien à table avec ses enfants à l’époque où ils habitaient à Trieste). Alors, puisqu’il ne l’avait pas fait, j’allais le faire moi-même en prenant son Ulysses comme modèle. Le résultat, après plusieurs versions différentes, fut La Guérison.

Joyce était un ancien élève d’un lycée jésuite et son enfance et sa jeunesse ont été marquées par le catholicisme traditionaliste de l’Irlande du Sud. S’introduire dans la Commedia, le poème axial du christianisme (« le diamant de l’art catholique» selon Philippe Sollers13) était, sans doute, idéologiquement très difficile pour lui. Il avait raison de se méfier : La Guérison, en mettant à nu la Commedia, montre la qualité profondément révolutionnaire, dans un sens aussi bien individuel que social, de l’œuvre de Dante, dont l’apport le plus subversif est, peut-être, celui du dépassement du mythe chrétien vers sa poétisation. De mythe, il devient mythologie, à l’instar du mythe grec qui, en partie grâce à Homère, devient la mythologie grecque. C’en était trop pour les Papes contempteurs de Dante, qui voyaient dans son œuvre une critique et un affaiblissement redoutable du christianisme populaire, dont la naïveté est si nécessaire pour les intérêts matériels de l’Église ; c’était trop aussi pour Joyce, charmant petit-bourgeois de la ville de Dublin, toujours très catholique au fond de son cœur.

Passons rapidement sur le chapitre Construire un système de toutes pièces, car ce n’est pas le cas de l’Intertexte : il ne peut naître du néant, il est toujours tributaire d’autres textes. Barthes et sa disciple Julia Kristeva ont défini clairement (en s’appuyant sur Bakhtine et le dialogisme) le concept d’intertextualité, dépassant, par leur prolixité, le cadre fixé par Genette pour lequel l’intertextualité est englobée dans la « transtextualité ». Sophie R. le souligne dans l’Invention de Néologismes, exercice 2, La transtextualité et ses variantes. En ce qui concerne l’Intertexte, une seule incise est sans doute intéressante : celle qui rappelle la définition de Jakobson du couple métaphore / métonymie, dans la mesure où l’Intertexte utilise la métonymie comme figure rhétorique centrale, contrairement au roman, fondé plus largement sur la métaphore. 14 Par exemple, dans La Société des Hommes Célestes (un Faust latino-américain) j’ai recours à un large éventail de citations prises dans les Faust classiques (Lenau, Goethe, Marlowe, etc.), que j’utilise ensuite non comme de simples citations métatextuelles, périphériques, mais comme des textes s’incorporant au texte principal du récit, sur un même niveau. Le lecteur du Faust latino-américain passe au Faust de Lenau, de Goethe, de Marlowe, de Valéry, de Thomas Mann, etc., sans aucune transition, comme s’il s’agissait d’un seul et même texte. La substitution métonymique est totale. Où est l’intérêt de cette procédure ? Cela dépend du lecteur, qui est appelé à introduire ses propres textes, à participer lui aussi à l’écriture de l’Intertexte, exactement comme je l’ai fait avec la légende faustienne. Tout cela est impossible dans le roman, puisque le roman est un texte fermé au lecteur, qui doit se contenter de lire ce que le romancier lui offre. Bien sûr, ce jeu entre lecture / écriture semble encore quelque peu utopique, mais les nouvelles technologies dérivées de l’invention de l’écriture électronique le rendent de plus en plus réalisable.15




Nous disions au début de cet article que dans ses Exercices de théorie littéraire Sophie R. prend comme outil de travail la logique formelle, tout en offrant à ses étudiants l’opportunité de prolonger leurs propres réflexions en suivant la même voie, parfaitement rodée depuis Aristote. Elle ira jusqu’à leur proposer de construire un système de toutes pièces (p. 44) y compris en ayant recours aux « tableaux ». (p. 46) Or, dans l’un de ces tableaux, elle fera mention d’autres concepts très intéressants pour éclairer l’Intertexte, notamment l’imitation et la transformation (dans ce sens, La Guérison serait une imitation de la Commedia, impliquant une transformation du texte dantesque). Plus compliqué est son tableau sur le syndrome de la case blanche, où elle touche, à son insu, un autre élément très important pour l’Intertexte : la dimension autobiographique du récit. Plus que le roman, l’Intertexte fait appel à l’autobiographie, réelle ou fictive, de l’écrivain. Dans La Société des Hommes Célestes, je fais le récit de ma propre éducation depuis l’école maternelle jusqu’à mes études en médecine et en philosophie, passant par l’éducation religieuse, l’école militaire, l’«école de psychanalyse» et l’« école de l’amour». C’est l’axe narratif du Faust latino-américain parti hardiment à la recherche de la connaissance depuis la petite enfance. Bien sûr, cette autobiographie comporte beaucoup d’aspects fictionnels imposés par l’architecture faustienne de la narration, mais elle est le contrepoint scriptural d’une vie. 16




Sophie R., toujours dans son tableau le syndrome de la case blanche, essayera d’y caser l’autobiographie et ses relations avec le roman, ce qui la poussera à parler de « l’autofiction » : « Serge Doubrosky écrit en 1977 un roman intitulé Fils dont le héros s’appelle Serge Doubrovsky. Il invente ainsi le genre de l’autofiction (néologisme qu’il forge en cette occasion), qui a connu beaucoup de succès depuis. » (p.49) L’éminente théoricienne (au CV flamboyant) se trompe. L’autofiction a été « inventée » par Marcel Proust, bien plus tôt. C’est lui qui fait coïncider pour la première fois, dans une œuvre de grande envergure comme la Recherche, le nom de l’auteur avec celui du protagoniste du texte 17. Cet escamotage historique et rhétorique de la Recherche n’est pas une méprise anodine. Elle est révélatrice d’une vision romanesque de la littérature. Car la Recherche, l’un des « modèles » de l’Intertexte, n’est pas un roman, mais bel et bien une « autofiction », genre intermédiaire entre le roman et l’Intertexte18. On peut spéculer à l’infini sur la distance entre l’auteur et le narrateur, nettement décelable dans le roman comme genre littéraire, mais dans la Recherche, qui se situe au-delà du roman, cette distance n’existe pas ou elle n’est pas de la même nature que dans Jean Santeuil, roman écrit à la troisième personne du singulier par le jeune Proust avant son œuvre maîtresse. Sophie R., analysant le Discours du récit de Genette, se méprend sur la véritable dimension narrative de la Recherche: « Plus encore, alors que l’on découvre depuis des années, grâce à la critique génétique qui se penche sur les brouillons et les manuscrits, que l’œuvre de Proust est totalement inachevée, de sorte qu’on en rencontre aujourd’hui même dans les librairies de multiples versions concurrentes, bien différentes de celles que connaissait Genette à l’époque où il écrivait Discours du récit (je souligne), cela ne signifie pour autant que la dimension proprement théorique de cet essai en soit invalidée. Comme l’écrit Genette dans Codicille, la Recherche telle qu’elle apparaît dans Figures III n’est finalement qu’«une sorte d’objet narratif non identifié, presque apocryphe, et forgé pour les besoins de la cause narratologique ». (p.13) C’est stupéfiant.

Nous pouvons nous demander ce que Proust, qui prolongea héroïquement sa vie de malade asthmatique pour pouvoir écrire le mot « Fin » au terme du manuscrit de la Recherche, penserait d’une affirmation si catégorique comme celle de Sophie R., stipulant que son œuvre est « totalement inachevée » et qu’elle comporte de « multiples versions » différentes.19 Lesquelles ? A part les mauvaises traductions (surtout en espagnol), la Recherche est un corpus narratif solide et univoque (une seule voix : celle de Marcel Proust). Si les imprécisions proustologiques de la théoricienne à propos de la Recherche sont regrettables (ainsi que celles de Genette qui parle -je répète pour souligner son extravagance- « d’une sorte d’objet narratif non identifié, presque apocryphe »), c’est parce que sa propre conception de la littérature est essentiellement « romanesque ». Sur ce point, aucune différence entre elle et un romancier comme William Styron, l’auteur du best-seller Le Choix de Sophie, où une mère doit faire le douloureux choix entre ses deux enfants, dont un seulement échappera à la mort dans un camp de concentration nazi.



Le choix de Sophie : roman ou intertexte ?




Imitant un peu Julia Kristeva, sémiologue qui, poussée par la mode germanopratine du succès parisien, s’éloigna de la linguistique pour écrire des romans (y compris un « thriller » désastreux), Sophie R. est devenue, elle aussi, romancière. Dans Embrasser Maria (Ed. Les Pérégrines, 161 pages, Paris 2022) 20 la narratrice, Sophia, s’approchant de la démarche proustienne, a le même nom que l’autrice, Sophie (la lettre «a» à la place de la lettre «e» rappelle forcément La Disparition, le roman de Georges Perec qui exclut la lettre « e » de son récit, mais ce remplacement de la voyelle n’arrive pas à camoufler le jeu identitaire indéniable entre l’autrice et la narratrice). Seulement, dans À la Recherche du temps perdu le narrateur et protagoniste - «Marcel» - est un écrivain à l’égal de l’auteur, Marcel Proust, qui déroule devant le lecteur sa propre vie « scripturale ». Écrire était son plus ardent désir, sa « vocation ». (Barthes voyait dans « le désir d’écrire » l’un des axes conducteurs de la Recherche qui serait, vue sous cet angle, l’histoire de l’accomplissement d’une écriture). La Recherche et ses 4000 pages sont loin d’Embrasser Maria mais, en revanche, ce premier roman de Sophie R. remplit avec virtuosité la case blanche du tableau de Philippe Lejeune pour laquelle il n’y avait pas encore un exemple concret21
. Maintenant, c’est fait. Doit-on saluer un exploit narratologique et rhétorique historique ? De toute évidence, la théoricienne n’arrive pas à concevoir un genre narratif différent du roman, elle hésite à s’arracher au romanesque, choix déchirant et douloureux.


Pour revenir à La Guérison (la guérison du romanesque, bien entendu) ouvrage, nous disions, qui implique quelque chose comme une « transformation » de la Divine Comédie, serait-elle seulement un hypertexte inventé par un romancier à la limite de la folie ou une simple « hétérométalepse » dans le sens genettien du terme, et non pas un Intertexte ?22 Sophie R. assure que dans l’hétérométalepse, telle qu’elle la conçoit, celui qui réalise la métalepse est une autre personne que l’auteur et que « c’est au sein d’une réécriture -d’une opération hypertextuelle donc- que l’on peut opérer une telle transformation. On peut parfaitement concevoir, par exemple, une réécriture de l’Odyssée… » (p.52) J’abrège son propos pour mettre l’accent sur la possibilité qu’elle envisage, bien in ritardo, d’une réécriture de l’épopée homérique (performance intertextuelle déjà réalisée par Joyce en 1920 dans Ulysses, rappelons-le). Pour ma part, je préfère utiliser mon propre néologisme -l’Intertexte- pour dénommer la « réécriture » de la Divine Comédie : « La Guérison Intertexte » au lieu de « La Guérison Hétérométalepse » . Cela dit, si voir dans l’Intertexte un simple concept rhétorique correspond à une « castratura » de sa dimension comme genre narratif, lire La Guérison comme un roman historique autour de Dante (il y en a des dizaines) correspond à une lecture corsetée qui laisse en marge le véritable but de l’ouvrage : dépasser le roman comme forme narrative, aller vers une nouvelle forme de narrer. Le jeu intertextuel avec la Commedia n’est, au fond, qu’un moyen pour y accéder. La preuve (et contre preuve) est La Société des Hommes Célestes. Dans la SHC, intertexte qui a suivi La Guérison, je suis passé de l’expérimentation intertextuelle autour de l’œuvre d’un seul auteur (Dante), à l’intertextualité expérimentale avec le collège faustien (Marlowe, Lenau, Goethe, etc.), non pas pour écrire un nouveau Faust, mais toujours dans le but de dépasser les limites étriquées du roman. Dans ce sens, j'utilise la légende faustienne à la façon d'un fabuleux tremplin. Le Faust latino-américain (le titre rappelle le Faust Irlandais de Lawrence Durrell) n'est qu'une conséquence de ma tentative « post -romanesque».


Sophie R., dans le dernier chapitre de la première partie de son ouvrage, -Paradoxes et impossibilités- revient sur la problématique posée, d’un point de vue théorique, par la « lecture », notamment dans l’Exercice N°1, Écrire pour ne pas être lu. C’est émouvant. Elle appelle cela « lecture antilectoriale » et elle prend comme exemple une fois de plus Ulysses de Joyce, œuvre vouée à une lecture antilectoriale partielle : « C’est à peu près ce que dit Joyce à propos de son roman Ulysses quand il déclare, si l’on en croit Lacan, que son travail ne cessera de donner du travail aux universitaires, autrement dit qu’aucun commentateur savant ne parviendra à rendre compte de l’ensemble des allusions et références dont il a émaillé son texte ».(p.59) C’est faux en ce qui concerne Ulysses, livre dense mais intégralement lisible dans sa version originale en anglais. Néanmoins, c’est vrai en ce qui concerne Finnegans Wake, ouvrage écrit pour une lecture antilectoriale presque totale : le texte mélange plus d’une dizaine de langues, et il est semé de néologismes et de références factuelles approximatives, un peu comme dans un cauchemar nocturne. La métaphore-métonymie narratologique est magnifique et, grâce à cela, la lecture, très difficile, est néanmoins praticable... et passionnante. Cependant, Joyce voulait être lu, ne serait-ce que par des universitaires ou des théoriciens de la littérature. « La lecture antilectoriale nie une conception conative (centrée sur le destinataire) de l’écriture littéraire : le but de l’écriture littéraire ne serait pas une interaction avec un ou plusieurs autres »,(p.59) précise la théoricienne. Ceci est concevable peut-être dans le monde du roman, mais pas du tout dans celui de l’Intertexte. Le roman, nous le disions un peu plus haut, est un texte fermé scripturalement, qui, à la rigueur, n’a besoin d’aucun lecteur pour exister comme textualité : le lecteur est un élément complètement passif, il est là pour lire … ou ne pas lire. 23 L’Intertexte, par contre, a absolument besoin du lecteur pour exister en tant que tel, car le lecteur est appelé à écrire lui-aussi, à devenir « lecteur-écrivain » et à modifier, s’il le veut, le texte qu’il est en train de lire. Bien entendu, un lecteur naïf pourrait lire un Intertexte comme un roman un peu bizarre, pas très différent d’un autre roman. On est toujours dans le champ de la littérature narrative. Toutefois,« le vrai lecteur est celui qui veut écrire », disait Roland Barthes dans sa Théorie du Texte24, théorie, d’ailleurs, dont Sophie R. ne tient aucun compte dans ses Exercices, justifiant ainsi le mécontentement et le courroux de ses élèves chahuteurs
.

Alors, qu’en est-il de l’«autolecture», de l’écriture pour soi, de l’«écriture privée», à l’instar de celle d’un journal intime qui n’envisage aucun destinataire? « On s’aperçoit alors que nous manquons de mots et d’idées pour désigner le curieux phénomène qui fait que l’on connaît généralement le texte qu’on vient d’écrire, alors qu’on ne l’a pas « lu » strictu sensu : comment appeler la prise de connaissance de ce que l’on écrit au fur et à mesure qu’on l’écrit et peut-on encore l’appeler « lecture » ? » (p.60) Brave question. Elle est au centre de l’acte très mystérieux d’écrire, de celui de l’attention-sur-soi au moment de l’écriture. Roland Barthes parlerait peut-être des « haïkus », les micro-poèmes de la tradition poétique japonaise, textes minimes qui veulent saisir dans son immédiateté le couple conscience-écriture et qui ont hanté la dernière partie de son œuvre et de sa vie.25 Or, l’autolecture se situe à un niveau de conscience différent de celui de l'haïku ; elle est, dans le meilleur des cas, un moyen de travail qui s’active chaque fois que l’écrivain révise et corrige son texte. C’est ce que Flaubert faisait sans cesse, toujours en quête de la phrase parfaite. Et Proust, corrigeant implacablement son texte en y ajoutant ses fameuses «paperolles» pour parachever son œuvre.26 Ou encore Michel Butor, dont chacun de ses livres est le fruit de plusieurs versions préalables.27 L’autolecture est une procédure déterminante de la qualité finale d’un texte. Le paradoxe «écrire pour ne pas être lu», s’efface de lui-même dans le cas de l’écrivain soucieux de « bien écrire ». On pourrait dire que le « premier » lecteur-écrivain est l’auteur lui-même et cela sans distinction de genres. Roman ou Intertexte sont le produit d’un lecteur-écrivain, même si le romancier (surtout le « mauvais » romancier, le romancier cliché, le romancier mécanique, le romancier automate, le romancier commercial) ne tient pas compte de cette dimension de son travail. En revanche, l’écrivain d’Intertextes (l’écrivain intertextuel) est, nécessairement, conscient de sa condition de « lecteur-écrivain ».

L’« écrivain intertextuel » (appelons-le ainsi) a recours aisément à l’« extrapolation ».
« Celle-ci (signale Sophie R. au début de la partie II de son manuel) se situe à mi-chemin entre l’induction et la déduction, et elle désigne le recours à un concept en dehors du domaine où il est habituellement utilisé. »(p.65) Les extrapolations peuvent être purement littéraires, mais elles peuvent aussi aller chercher leurs objets dans d’autres arts ou dans les sciences. Cette dernière possibilité a été décisive pour moi, dans la mesure où je considère que le roman comme genre littéraire est « newtonien », tandis que l’Intertexte est « einsteinien ».28 Cela est particulièrement clair lorsqu’on compare le roman de personnages du XIXe siècle avec les intertextes précurseurs comme Ulysses, ou avec une autofiction comme la Recherche. « Toute la question est alors de savoir dans quelle mesure ces emprunts au discours des sciences constituent des métaphores et dans quelle mesure ils sont pris de façon littérale »,(p.66) prévient Sophie R. Dans Bakhtine, le roman et l’Intertexte, je mets en exergue le recours très fréquent de Bakhtine aux modèles des sciences, surtout à l’astronomie, « pas toujours comme métaphore »29. En effet, le grand théoricien du roman ne se prive pas d’«extrapoler » les modèles de la science vers la littérature, donnant ainsi à ses théories une validité supplémentaire. Pour ma part, l’extrapolation que je fais entre physique et littérature dans ma Théorie de l’Intertexte est avant tout théorique. Il ne s’agit pas d’extrapolations opérées entre des textes littéraires et la mécanique newtonienne ou la théorie de la relativité, mais de prendre appui sur ces dernières pour analyser le fonctionnement du roman. C’est ainsi que dans Bakhtine, le roman et l’Intertexte, j’ébauche les extrapolations qui éclairent la différence entre les deux genres («Théories esthétiques / Théories scientifiques»30), ébauche que je développe plus longuement dans Proust, Bakhtine et la polyphonie romanesque chez Dostoïevski 31. L’extrapolation est donc une procédure qui peut avoir lieu non seulement entre la science et les textes de fiction32, mais aussi entre les sciences exactes et les théories littéraires. Sophie R. abordera l’extrapolation en prenant comme référence la géométrie et les translations qui s’opèrent au niveau des figures géométriques : « On définit en géométrie la translation comme le déplacement d’une figure géométrique d’une certaine distance, suivant une certaine direction, autrement dit, suivant un vecteur. La translation est une transformation très limitée (…) La figure est pour ainsi dire reproduite exactement à l’identique, mais en un autre lieu…» (p. 67) Cependant, comme elle le reconnaît à la fin de son très intéressant Exercice sur la translation, « lorsque l’on tente d’extrapoler de la géométrie à la littérature, la notion de translation s’éparpille en une multitude de concepts dont aucun ne s’impose avec la force de l’évidence – or, lorsqu’on fabrique un concept, un des signes du succès de l’entreprise est d’avoir la sensation qu’il était nécessaire, qu’il vient combler un manque »(p. 71)


À cet égard, il est sans doute utile de mentionner Madre / Montaña/ Jazmín 33, Intertexte écrit en espagnol en intertextualité avec La Mère de Gorki, La Montagne Magique de Thomas Mann et La Comarca del Jazmín du poète chilien Oscar Castro. J’utilise le carré, la croix, le cercle et la spirale comme figures géométriques pour donner une forme à l’ensemble du texte et cela en rapport esthétique avec le récit, caractéristique essentielle de l’Intertexte. Le récit de M/M/J raconte les luttes de l’Unidad Popular chilienne au début des années 70, telles qu’on les observait depuis la France. Le texte qui raconte la bataille de La Moneda, le palais présidentiel où Salvador Allende mourut en martyr, est construit en forme de carré dans une sorte de translation de la forme carrée du palais. De plus, puisque le récit est écrit à Paris, ville développée en spirale autour d’un cercle (l’île de la Cité), il a été structuré suivant aussi les données géométriques de la spirale. Le jeu entre les textes et les figures géométriques se fait en tenant compte des théories de Kandinsky et de Klee à propos de l’engendrement du carré par la croix et de la spirale par le cercle34. Pour sûr, toutes ces subtilités (ou complexités) structurelles échappent au roman, dont la masse textuelle n’a pas d’autre forme que celle du nombre de pages et de son organisation éventuelle en chapitres, coupures, etc., mais ces complexités formelles sont normales dans la structure de l’Intertexte. Sophie Rabau, prisonnière des limites du roman, constate que « la translation en géométrie suppose en effet une identité des figures, tandis qu’en littérature, dès lors qu’on emploie le terme « translation » de façon métaphorique, cette identité est introuvable. Tout ce que l’on peut avoir, c’est une analogie entre deux textes. Or cette analogie est largement construite par le lecteur. On pourrait ici proposer une loi : toute translation est lectoriale. La translation est dans l’œil du lecteur qui fabrique de la similarité et qui construit de fait la relation translationnelle.»(p.71) La loi proposée n’est valable, à la rigueur, que dans le domaine du roman, mais pas dans celui de l’Intertexte, comme M/M/J le montre clairement : la relation entre les figures géométriques et les textes qui composent M/M/J n’est pas purement « lectoriale », subjective ; elle est le produit de l’écriture du « lecteur-écrivain » et fait partie objectivement
de la structure textuelle.

La théoricienne et pédagogue sorbonnarde définira ensuite, dans le même
Exercice (avec une certaine ambiguïté, sans doute inévitable, tant le sujet est complexe), d’autres concepts théoriques tels que monotranslation, polytranslation, translation en synchronie, translation en diac
hronie, et parlera de translation (en anglais), translatio (en latin) etc. « On peut imaginer des dispositifs, comme celui d’un texte mouvant, au sens littéral, c’est-à-dire dont les éléments se déplaceraient réellement sous nos yeux ».(p.68) Puis, sans trop s’attarder sur la révolution cybernétique, elle ajoute : « Les nouveaux supports de lecture vont sans doute rendre très courant ce phénomène », (p. 68) citant comme exemple… Harry Potter et la chambre des secrets, montage édito-commercial destiné aux enfants crédules ! 35  Elle aurait pu encore ajouter, sans se leurrer, que ces nouveaux « supports de lecture » vont rendre très courant le phénomène de la lecture-écriture et, par conséquent, de l’Intertexte (Habermas, rappelons, signale que l’invention de l’imprimerie a permis à l’homme de devenir lecteur ; parallèlement, il constate qu’Internet fait de nous des écrivains potentiels.) C’est logique. Sophie R. parle aussi de « transposition » : « La transposition qui mériterait le mieux l’appellation de translation serait peut-être celle qui se fait moyennant un déplacement non métaphorique du cadre de l’action (Ulysses de Joyce, par exemple, déplace l’Odyssée de la Méditerranée à Dublin) » (p.70). Dans cette perspective, La Guérison comme « nouvelle Divine Comédie » (comica, bien sûr) impliquerait-t-elle une « translation » puisqu’il y a un déplacement non métaphorique du cadre de l’action de la Florence de Dante à l’Araucanie chilienne ? Toutes ces questions sont encore trop rhétoriques. Essayons donc d’aller au-delà des limitations imposées par la rhétorique et la logique formelle, ainsi que celles de la « logique addictive» de l’algèbre que Sophie R. met en action dans les Corrigés 1, 2 et 3 de l’Exercice N°2 (Don Quichotte + x = Les Fleurs du Mal). « La littérature est rarement abstraite », admettra pourtant Sophie R. un peu plus loin. (p. 72 - 75)

Parlant d’
extrapolations transesthétiques : littérature et autres arts , Sophie R. s’intéresse à la relation entre la musique et la littérature. Excellente musicologue, elle va se pencher sur le concept de « syngraphie », autrement dit, de la simultanéité des notes, fait habituel dans la composition musicale, mais impossible à imaginer entre les mots et, encore moins, entre les phrases d’un roman lequel, dans ce cas hypothétique, serait illisible.36 En vérité, c’est la rigidité de la structure du roman qui empêche le phénomène de la syngraphie dans une œuvre narrative. En revanche, l’Intertexte est « syngraphique » par définition, puisque sous le récit apparent il y a simultanément un autre récit ou plusieurs autres récits qui le soutiennent. Le tableau intertextuel entre Ulysses et L’Odyssée dont il était question plus haut dans cet essai, est très explicite à ce sujet.37 La structure de l’Intertexte est souple et, grâce à sa plasticité et à sa réceptivité, elle est esthétiquement beaucoup plus riche que le roman. Toujours en fine musicologue, Sophie R. analyse aussi le concept d’Appogiature (p.76) (de l’italien appoggiare, appuyer), concept utilisé en musique (ornement servant à retarder la note suivante, la note principale, sur laquelle on veut insister), « qui pourrait être défini, en tant qu’appogiature littéraire, comme un type particulier de motif retardant. » (p.78) Cette notion de « motif retardant », pris à Goethe, « désigne les procédés permettant de retarder un dénouement connu d’avance».(p 78) Je laisse de côté les admirables finesses musicales de Sophie R. pour aller directement à un autre aspect structuralement partagé entre musique et littérature : le rythme. Dans un roman, le rythme est souvent lié à l’histoire racontée et, bien sûr, à la façon dont
l’écrivain la raconte en utilisant plus ou moins de mots, de phrases, de paragraphes, de chapitres, etc. Or, dans l’Intertexte le rythme est déterminé aussi par la structure qui soutient le récit. Par exemple, dans La Guérison il y a trois parties qui correspondent, « métaphoriquement / métonymiquement », à l’Inferno, Il Purgatorio et Il Paradiso. Cependant, ce n’est pas seulement le contenu raconté qui correspond intertextuellement à la Divine Comédie, mais aussi le rythme de la narration et, surtout, le rythme de la lecture du texte. La première partie (la plus longue) est construite (grâce au jeu des citations dantesques, du croisement entre le français, l’espagnol, l’italien, le mapudungún et l’anglais, de la prose et de la poésie), d’une façon saccadée, abrupte et oscura … à l’instar des précipices de l’Enfer. La deuxième est moins irrégulière, plus homogène, moins « plurilingue » (l’anglais a disparu, confiné dans l’Enfer), et donc plus légère et facile à suivre au fur et à mesure que la lecture avance vers la fin, soulagement progressif rappelant l’ascension de Dante à travers les plateaux de la montagne du Purgatoire. Et la troisième, le Paradis, est nettement plus rapide, plus aisée et agréable à lire dans une seule langue, le français (l’espagnol, a disparu à son tour, confiné dans le Purgatoire). Il serait peut-être possible de parler, pour suivre Sophie R., d’«appogiature inversée » (on accélère au lieu de freiner, de retarder). Tout ceci est totalement impossible dans un roman ordinaire. Quant à l’appogiature littéraire à proprement parler, elle est très nette dans La Société des Hommes Célestes lorsque le protagoniste, Faust, l’écrivain fou, plutôt fatigué, décide de mettre un terme à son récit. Mais le médecin (le Dr. M., Méphistophélès) qui s’occupe de lui, s’oppose à ce final (d’après lui, trop mauvais et précipité, comme celui du Faust de Goethe) et lui en impose un autre… qui sera suivi encore d’un troisième, la « farce pornotragique ou l’examen de faustologie » (Le Château de Méphistophélès)38. D’ailleurs, La Société des Hommes Célestes débutant comme un récit en prose, finit comme une pièce de théâtre, dans une sorte d’extrapolation transgénérique à l’intérieur même de l’ouvrage


Parmi les extrapolations transgénériques, Sophie R. analyse la Focalisation au Théâtre, concept sur lequel je ne ferai ici qu’une rapide allusion concernant Œdipe Rouge 39, pièce de théâtre qui raconte les luttes de l’Amérique Latine contre l’Empire des États-Unis et que j’écrivis en intertextualité avec la tragédie grecque, notamment avec Œdipe Roi. La théoricienne signale que dans le théâtre « le spectateur a une vue d’ensemble de l’histoire qui se déroule, sans avoir accès aux pensées des personnages : on serait donc tenté de dire qu’au théâtre, la focalisation est toujours externe. Il n’y a guère de possibilité d’avoir affaire à une focalisation interne, sauf dispositif de mise en scène particulière : projection sur un écran de la scène filmée en ‘caméra subjective’ pour donner le point de vue d’un des acteurs ou bien, comme cela se pratique parfois, sollicitation d’un spectateur pour jouer un des personnages. Dans ce dernier cas, seul le spectateur sollicité aura un point de vue en focalisation interne ». (p. 88) Ces deux procédés sont utilisés ponctuellement dans Œdipe Rouge, en particulier celui qui approche l’« inter-cinématographie », concept que la théoricienne aurait pu analyser dans ses Extrapolations transesthétiques : littérature et autres arts. Elle ne le fait pas, malgré les interrelations de plus en plus fréquentes entre littérature et cinéma. Certes, elle fait référence à Woody Allen et à son film « La rose pourpre du Caire », mais seulement en le nommant sur un même niveau sémiologique que la Continuité des Parcs de Julio Cortázar.40 C’est tout. Sophie R. laisse aussi de côté les extrapolations entre littérature et peinture. Dommage. Klee disait : « Écrire ou dessiner sont identiques dans leur fond»41. C’est un peu ce que j’observai en écrivant L’Enlèvement de Sabine, intertexte qui raconte une histoire d’amour et de viol qui se tisse autour des Annonciations parsemées dans la ville de Florence 42. Toutefois, derrière cette extrapolation entre littérature et peinture (les événements du récit et les tableaux se répondent entre eux), il y a aussi dans L’Enlèvement de Sabine une extrapolation géométrique (comme dans M/M/J) et algébrique, procédé dont nous parlions lorsqu’il était question de géométrie, d’algèbre et de « logique cumulative» (p. 75): le livre est construit en rappelant la géométrie analytique cartésienne et le célèbre rectangle d’or de l’Antiquité, utilisé par Leonardo da Vinci dans son Annunciazione (Uffizzi). Bien entendu, les « translations » entre les figures picturales et le texte sont nettement objectives et non pas subjectives, purement « lectoriales », comme c’est le cas dans The madona of the future, la nouvelle de Henry James qui est prise en intertextualité par mon ouvrage.

Au cours du dernier chapitre de la deuxième partie du fascicule, Sophie R. analyse les Extrapolations Transfictionnelles ; les œuvres préconceptuelles : « Nombreuses sont les fictions qui semblent faire appel à la théorie, la défier, n’attendre qu’elle, voire anticiper le travail conceptuel que le théoricien n’aurait plus qu’à achever. » (p.91) Puis, elle énumère : Histoire véritable (Lucien), Fictions (Borgès), Don Quichotte (Cervantès), Madame Bovary (Flaubert).  « Il semble bien qu’il existe une sorte de bibliothèque idéale du théoricien où il suffit d’aller puiser quelques concepts déjà largement construits pour les importer dans un discours théorique. » (p 91) Précisément, l’Intertexte, étant donné sa construction, comporte, dans une certaine mesure, sa propre théorie, théorie qui sera différente d’Intertexte en Intertexte. Il n’y a pas une théorie de l’Intertexte, il y a autant de théories que d’Intertextes. C’est aussi l’une des différences essentielles avec le roman, généralement explicable par des théories globales extérieures à sa textualité, théories qui analysent les romans les plus divers utilisant toujours les mêmes paramètres. Mais, j’insiste, les théories romanesques sont, en principe (sauf les quelques exceptions répertoriées par Sophie R.), extérieures aux romans eux-mêmes. Le romancier s’occupe de narrer, non de théoriser. Par contre, l’écrivain intertextuel en tant que lecteur-écrivain est appelé à théoriser sur son propre texte : il incorpore la théorie littéraire presque comme un élément narratif de plus. Ce faisant, il réalise une véritable « auto-critique » de son travail. Le lecteur-écrivain se place dans une perspective d’«auto-conscience ». Il est, par définition, plus conscient que le romancier ordinaire, lequel souvent se perd volontiers dans ses développements textuels.


Le malheur de Sophie.


Dans Embrasser Maria, Sophie R., romancière, en dépit de sa haute condition de pédagogue et de théoricienne, part à la recherche de son ego perdu : Sophia, protagoniste et narratrice du roman, devient la maîtresse de Maria Callas, célébrité mondiale et idole de la presse, contrairement à elle, dont « on ne parle jamais ». On apprend aussi qu’Aristote Onassis est son riche « cousin ». À l’égal de la diva, elle passe de splendides vacances dans le yacht d’«Aris » ou sur son île privée, Scorpio (en l'absence de Jacqueline Kennedy, heureusement). De surcroît, elle est médecin et chirurgienne (« je ne vous ai pas dit que j’étais médecin ? ») capable de réaliser une fausse autopsie sur un faux cadavre (celui de Maria Callas) et de lui faire une phalloplastie (sic), opération aux antipodes de la castratura, pour métamorphoser Maria en Mario (Sophie de Réan et ses « opérations » sur sa poupée de cire, très endommagée et cadavérique, n’est pas loin).43 Sophia, chirurgienne lesbienne et fière de l’être (elle a raison), s’adonne curieusement, sans peur de se contredire, à une sorte de « thérapie » qui permet à la femme de cesser d’être femme pour -enfin!- devenir un homme (comprenne la féministe qui pourra). Pourquoi pas ? Une romancière, contrairement à une maîtresse de conférences attachée à ses lourds devoirs pédagogiques, peut se permettre n’importe quoi dans sa fantaisie !44 Ce type d’affabulations était déjà à la mode à l’époque des romans de chevalerie, pourquoi pas aujourd’hui ? En tout cas, c’est évident : le roman, y compris le roman enjolivé de petites touches intertextuelles et polyglottes, sert à conforter avant tout les fantaisies égocentriques du romancier. L’Intertexte, dans la mesure où l’écrivain le tisse explicitement avec l’écriture des auteurs autres que lui-même, échappe par définition à l’égocentrisme romanesque. 45


Rendant un hommage à peine voilé à Michel Houellebecq, le « romancier à la mode de Paris », étendard du milieu germanopratin et auteur du best-seller Extension du domaine de la lutte, la théoricienne propose à ses élèves un exercice qu’elle appelle Extension du domaine de la rime.46 Ce titre, qui met en valeur un romancier qui se définit lui-même comme « une putain de la littérature », est déplorable, surtout si on pense à la candeur et à la bonne foi de la jeunesse sorbonnarde, prête innocemment à tout pour s’instruire.47 Elle s’auto-interroge : « On n’a jamais pensé à se demander si on peut parler de rime, par extrapolation, dans (...) un texte narratif en prose. En quoi consisterait (…) la rime si on en faisait un instrument propre à raconter une histoire ? » (p. 85) Ses réflexions sur l’extrapolation possible de la rime poétique au récit en prose sont très pertinentes, mais elle laisse passer une superbe opportunité pour enrichir son sujet : elle oublie la rime comme mécanisme de narration fondamentale avant l’invention de l’imprimerie. Elle ne tient pas compte de la terza rima, la « tierce rime » que Dante utilise du début à la fin du récit versifié de la Divine Comédie. Ni du Roman de la Rose, long récit en octosyllabes à rimes plates de Guillaume de Lorris et Jean de Meung. Ni d’Il Fiore, « remake porno » du Roman de la Rose,
délicieusement accompli par Dante lui-même en trois mille hendécasyllabes organisés en deux cent trente-deux sonnets. Etc. Au Moyen Age, les récits littéraires se faisaient en vers pour, entre autres, faciliter le travail des copistes. Le domaine de la rime avait une extension somptueuse. La prose, rimée ou pas (Borgès exécrait la « prose rimée »), n’adviendra définitivement comme instrument propre à raconter une histoire qu’avec Rabelais, après l’invention de Gutenberg.

Je reviens à des choses plus sérieuses, à l’observation et l’expérimentation inspirée de la science. Dans la troisième et dernière partie de ses Exercices -Créer des concepts à partir de l’observation- Sophie R. fera le parallèle entre les méthodes de la science et de la littérature : « Dans le vocabulaire des sciences on parle d’induction quand on tire une loi unique de l’observation d’un phénomène qui se produit un grand nombre de fois. Dans le cas de la théorie littéraire la démarche inductive sera un peu différente, puisqu’on va partir aussi bien d’un phénomène unique, autrement dit d’un exemple, que de plusieurs exemples présentant un point commun, et chercher à généraliser à partir d’eux » (p.95). C’est ce que j’ai fait pour établir ma théorie de l’Intertexte, avec la différence que c’est de ma propre production fictionnelle que je tire mes exemples : d’abord à partir de La Société des Hommes Célestes (un Faust latino-américain), ensuite à partir de La Guérison, qui serait « une sorte de biographie factile d’un écrivain par un autre écrivain qui en ferait son double et son précurseur »... pourrait ajouter Sophie Rabau elle-même en référence à la Commedia de Dante Alighieri.(p 98) Le point commun à ces deux Intertextes (et à tous les Intertextes) est celui des emprunts pris dans d’autres œuvres littéraires, des œuvres classiques dans mon cas : La Société des Hommes Célestes est tissée avec plus de six cents emprunts pris dans l’ensemble des Faust classiques (Marlowe, Lenau, Valéry, Butor, Boulgakov, Goethe, T. Mann, etc.), souvent directement dans les langues d’origine, car l’Intertexte est plurilingue, contrairement au roman, monolingue. La Guérison, quant à elle, prend en intertextualité plurilingue non seulement la Commedia, texte de référence principal, mais également l’ensemble de l’œuvre de Dante, depuis ses poèmes de jeunesse et La Vita Nuova jusqu’à la Questio de aqua et terra, y compris ses lettres. Le rappel intertextuel du classicisme est l’une des caractéristiques de l’Intertexte, renforçant ainsi le lien nourricier entre la littérature du présent et celle du passé.

Dans le chapitre appelé un peu pompeusement Créer des lois empiriques (mais Sophie a le sens de l’humour), après un court sous-chapitre consacré à Lois et concepts, elle propose un exercice sur la lisibilité et la relisibilité d’un texte. C’est très alléchant car elle se penche sur le phénomène de la lecture et de la relecture, mais malheureusement elle va rester sur des propos très superficiels, appuyés pourtant sur un tableau explicatif accablant, plutôt difficile à saisir. : « Pour donner un peu d’ordre à l’analyse, on classe ici les prédicats du texte lisible, illisible ou relisible selon des catégories plus ou moins nettement inspirées de Jakobson, introduisant un peu de déduction dans notre raisonnement inductif. » (p.105) Puis, elle commente : « En observant ce tableau, il apparaît que les lignes du bas désignent les propriétés plus objectives de la relisibilité, en particulier la ligne concernant le canal : pour pouvoir lire, il faut un support, et en cas de fragilité du papier, de disparition de l’encre, de perte du manuscrit, l’ouvrage ne peut être lu ou relu » (p.105). Sophie R., qui parle même de textes « écrits à l’encre sympathique », touche un phénomène déterminant pour la littérature d’aujourd’hui, mais, comme nous l’avons déjà relevé, elle ne s’y intéresse pas : le phénomène du support matériel de la lecture (et de l’écriture) à notre époque, laquelle est passée de l’ère de l’imprimerie et du papier, à l’ère de l’écriture et de la lecture électroniques. Le support de la lecture-écriture a radicalement changé 48. Et le passage du roman comme forme narrative prédominante à celle de l’Intertexte correspond à ce changement décisif.

Un des sous-chapitres les plus intéressants du chapitre 2 est celui consacré à la Notion d’Illusion. Sophie R. y fait référence au New Criticism et aux idées de Wimsatt et Beardsley qui refusent aussi bien la conception classique que la conception romantique dans le jugement d’une œuvre. 
« Pour la conception classique, il y des règles universelles que l’on peut appliquer, qui permettent de produire la beauté. Le jugement de valeur est donc soumis à ces critères universels. Pour la conception romantique au contraire, chaque œuvre étant individuelle, il n’y peut y avoir de critères universels, donc chaque œuvre doit avoir ses propres critères de jugement. Il faut donc juger l’œuvre par rapport à elle-même, par rapport au projet de l’auteur, qui est la norme, et au succès ou à l’échec qui constitue sa réalisation par rapport au projet ».(p.107) C’est cette conception « romantique » qui est rejetée par le New Criticisme anglo-américain, très prisé par le théoricien franco-américain Michael Riffaterre. Celui-ci a forgé l’expression « illusion référentielle », illusion selon laquelle l’œuvre littéraire parle de la réalité, alors qu’elle ne parle que des autres œuvres. Selon Riffaterre, on ne doit pas chercher à expliquer un texte en fonction de ce qu’il a censé représenter, mais en fonction de l’intertextualité qu’il met en jeu. Tout ceci concerne de très près l’Intertexte, évidemment. L’Intertexte serait-il un genre narratif romantique ou classique ? Ma réponse est aussi nette qu’ambiguë : les deux. Classique parce qu’il est soumis, au moins partiellement, aux critères universels qui permettent de produire la beauté (Faust, Divine Comédie…) ; romantique, parce qu’il faut juger l’Intertexte par rapport à lui-même, par rapport au projet du lecteur-écrivain et au succès et ou à l’échec que constitue sa réalisation par rapport au projet. (Riffaterre voit juste lorsqu’il affirme qu’on explique et valorise un texte en fonction de l’intertextualité qu’il met en jeu).

 
L’âne de Sophie


Immédiatement après ce sous-chapitre, Sophie R. mentionnera -pour la première et dernière fois- le rôle de l’éditeur dans la littérature, en prenant comme exemple le cas très particulier de l’« éditeur critique ». Celui-ci accompagne le texte par une pléiade de notes en bas de page et de commentaires ajoutés par des spécialistes en la matière.(p. 109) Le lecteur peut ou non tenir compte de ces ajouts et les lire en les attribuant naïvement à l’auteur... même si celui-ci n’est, en quelque sorte, que le support d’une « illusion textuelle », illusion fabriquée par l’éditeur et ses équipes. C’est un peu ce qu’il se passe avec les romans appelés « romans grecs », attribués souvent à des auteurs de l’époque hautement classique de la Grèce ancienne. Il n’en est rien.49 Provenant plutôt des débuts du premier millénaire après JC, les romans dits grecs ont été « trafiqués » dans tous les sens (l’absence des manuscrits authentiques le permet) et présentés comme la racine immortelle du roman d’aujourd’hui. « À vrai dire (…) on commentera les choix de l’éditeur et non ceux d’un auteur antique (…) C’est pourquoi on peut dire que bien des commentaires des textes écrits avant l’invention de l’imprimerie reposent sur l’illusion textuelle et, partant, que nous vivons dans une culture qui a besoin de l’illusion textuelle (…) (p 110) (Je souligne). Pour moi cette illusion n’est rien d’autre que l’illusion romanesque qui prédomine dans notre civilisation contemporaine, fondée sur la fiction et non sur la conscience. Quant à l’éditeur, critique ou pas, autant il est le pilier du roman comme produit littéraire par excellence de notre société (avec toutes les connotations commerciales que cela suppose), autant le lecteur-écrivain est le pilier autarcique de l’Intertexte. Du fait de l’écriture électronique, de la cybernétique et d’Internet, l’éditeur conventionnel n’a aucune autorité sur l’écrivain intertextuel. L’écrivain intertextuel est son propre maître, il est totalement libre de ses choix. À cet égard, je pourrai citer quelques exemples, à la fois risibles et tragiques, d’éditeurs qui ont abusé outrageusement de romanciers à la personnalité faible, pris dans l’engrenage de l’argent et de la publicité. Je me contenterai de signaler mon article Révolution dans l’édition littéraire.50



En approchant de la fin de son ouvrage, Sophie R. analysera ce qu’elle appelle « le changement d’échelle », autrement dit, passer du « local au global » 
: « Un type d’induction par changement d’échelle relativement répandu consiste à prendre une figure de style et à en faire le principe de fonctionnement d’un genre, sinon de toute la littérature. C’est le cas de la citation, procédé ponctuel qui a été généralisé sous le nom d’intertextualité, » souligne-t-elle.(p.118/119) L’intérêt que la théoricienne prête à ce phénomène est fondamental. Et sa formulation « passer du local au global » est en soi suffisamment explicite. Or, en analysant le changement d’échelle, elle affaiblit la portée de son propos en se tournant vers l’époque de la Comtesse de Ségur pour choisir l’«énallage » comme figure de style qui permettrait d’étudier le phénomène de la généralisation : « On peut donc proposer, à titre d’exercice, de choisir au hasard une figure de style dans les listes proposées par les manuels de stylistique afin de se demander en quoi l’ensemble de la littérature, ou l’ensemble d’un genre, répondrait à un fonctionnement semblable. Nous avons choisi ici la figure de l’ « énallage » définie par Fontanier dans les Figures du discours. » (p. 119) Pierre Fontanier (Moissac, 1765-1844), qui n'inclut même pas l'énallage dans sa liste des figures de style, le définit comme un « échange d’un temps, d’un nombre, ou d’une personne, contre un autre temps, un autre nombre, ou une autre personne ». (p.119) Son prédécesseur au XVIIe siècle, César Chesnau Du Marsais, considère pour sa part l'énallage comme une simple faute grammaticale non voulue par l'écrivain lequel, en pleine ère de l’imprimerie, ne disposait pas encore des correcteurs électroniques, c'est sûr. Sophie R. semble fascinée par la rhétorique du passé. Elle n'hésite pas à remettre en valeur une figure vieillie et contestée déjà au Siècle des Lumières,51choisie « par hasard ». Pour la Maîtresse de conférences de la Sorbonne Nouvelle, l'énallage correspond à « l’apparition d’une forme grammaticale qui n’est pas la forme attendue, mais qui s’y substitue (...) On prendra garde au fait qu’il ne s’agit pas de répertorier les énallages dans la littérature, mais bien de montrer que la littérature repose sur le principe de l’énallage », assure-elle.. (Je souligne) (p.119). On ne peut pas mieux rapetisser le concept de généralisation ! Avec aplomb, elle ajoute et conclut : « Toute généralisation par changement d’échelle à l’ensemble de la littérature aboutit à privilégier une certaine conception de la littérature qui se trouve ainsi essentialisée d’une façon qui est tout sauf neutre » (Je souligne)(p.120). Quoi qu'il en soit, cela permet à Sophie R. en toute jalousie (à l’égal de celle de Sophie de Réan envers Camille de Fleurville, sa rivale aux beaux cheveux frisés), de déprécier Julia Kristeva (diva de la scène stellaire de la linguistique, encore plus narcissique que la Callas) et sa définition de l’intertextualité, exemple véritable du changement d’échelle du local au global.52 Ce faisant, laissant de côté toute neutralité, elle ferme la porte à la reconnaissance de l’Intertexte, car l’intertextualité est le principe même du fonctionnement du nouveau genre. Le roman est sauvé ! La Comtesse de Ségur, qui conçut Sophie dans son célèbre roman, aurait sans doute applaudi.

Opiniâtre et ambitieuse (dans l’univers très particulier de la linguistique et de la théorie littéraire, les émotions et les sentiments, même refoulés et ignorés, existent avec la même intensité que partout ailleurs ), voulant obstinément dépasser le concept moderne d’intertextualité, Sophie R. citera le cas des « auto-traductions » de Samuel Beckett, qui traduisit lui-même plusieurs de ses ouvrages de l’anglais au français. Elle s’appuie alors sur un article de la jeune étudiante Lily Robert-Foley (Academia, 2016) à propos de la l'apparition d’un tiers-texte né de la rencontre entre les deux versions, l'originale et l'auto-traduction. Sophie R. profite pour forger le concept de « tertextualité » : « La tertextualité invite à considérer cette vision de choses (l’intertextualité) selon un modèle qui n’est plus binaire mais ternaire : entre deux textes, il en existe un troisième, encore à écrire (tertextualité orientée vers le futur d‘une écriture)... » (p 121-122)

Si le risque pris par Sophie R. pour affirmer que la littérature repose sur le principe de l’énallage est considérable (comparable au risque pris par Sophie de Réan pour monter sur son âne rebelle et têtu), son recours à la tertextualité pour relativiser le concept de l'intertextualité correspond (métaphoriquement parlant, bien sûr) à l'acte infantile de percer une grosse poupée gonflable (Sophie de Réan l'aurait sans doute adorée). Sophie R. ne fait en réalité que percer sa propre image de rhétoricienne. (La grosse poupée finira --métonymiquement parlant, bien entendu- tristement dégonflée). C'est décevant. Ses élèves, chahuteurs ou admirateurs, ne peuvent en fin de compte, qu'être consternés. Néanmoins, la « tertextualité » peut être utilisée pour observer et valoriser le phénomène de l’auto-traduction. Je peux le confirmer, dans la mesure où j’ai « auto-traduit » beaucoup de mes propres textes de l’espagnol au français (et vice-versa).

Par exemple, le
Retrato de un Psiquiatra Incinerado est devenu, après plusieurs versions en espagnol, le Portrait d’un Psychiatre Incinéré53 (écrit en intertextualité avec Tender is the Night, de Scott Fitzgerald), auto-traduit en français en faisant de nombreuses modifications imposées par le changement des langues. Le texte principal de l’ouvrage en castillan est parsemé de commentaires cocasses sur le labeur de « Los Magníficos de la Real Academia de la Lengua Española » et, dans la version en français, par des commentaires (non moins cocasses) sur le travail exemplaire des « Immortels de l’Académie Française ». Les jeux linguistiques ne peuvent pas être les mêmes dans les deux langues.54 Or, si le texte d’origine et l’auto-traduction peuvent être envisagés, à la rigueur, comme deux textes différents, le « tertexte » imaginé entre les deux ne serait, tout au plus... qu’une sorte de nouvel Intertexte.

Dans le cinquième chapitre des Exercices, Sophie R. théorise sur la possibilité d’Inventer des fictions théoriques : « Rien n’empêche de théoriser à partir de données fictives dans le domaine des études littéraires, soit, plus précisément, d’induire des concepts à partir de situations fictives où l’on se place à titre exploratoire. »(p 123) Cette fois-ci, Sophie R. a entièrement raison et, contrairement à son adorable "cousine", Sophie de Réan, elle ne mérite pas de fessée. 
Le projet du Portrait d’un Psychiatre Incinéré (auto-traduit de l'espagnol) consistait avant tout à combler un vide et à résoudre un doute très angoissant dans ma vie. Ayant quitté la pratique de la médecine alors que j’étais membre de l’équipe du Columbus Hospital à Manhattan, New York, afin de me consacrer exclusivement à écrire, je ne savais pas avec certitude si je m’étais trompé en faisant un choix aussi risqué. Le doute persistant, je décidai de me raconter par écrit ce qu’aurait pu être ma vie si j’avais suivi mon parcours de médecin et psychiatre, me donnant dans mon récit les meilleures chances de réussite, y compris l’invention d’une nouvelle psychiatrie, post-freudienne. Cette nouvelle psychiatrie, inspirée de la pensée de Georges Gurdjieff,55 se développe à travers plusieurs chapitres du livre et, à bien y regarder, suppose une nouvelle théorie de la psyché. Qu’elle soit valable ou non, c’est une autre affaire, mais, comme le dit très bien Sophie R., il est tout à fait légitime d’« induire des concepts à partir de situations fictives où l’on se place à titre exploratoire. » (p. 123). Le résultat de cette exploration textuelle me permit, en tout cas, de confirmer ma vocation d’écrivain, libre de toute contrainte sauf de celles imposées par la littérature.

Inventer la littérature, c'est le titre monumental du dernier exercice du manuel pédagogique que Sophie R. propose à ses élèves de la Sorbonne Nouvelle, sans tenir nul compte de leur fatigue, suivi, par-dessus le marché, d'un exténuant « exercice non corrigé » : Conclure la littérature. (p. 128) Pas facile. Dans ses propres Conclusions, elle écrit : « Peut-être donc peut-on aussi répondre à cette question (l’utilité et la pertinence de la théorie littéraire) en disant que théoriser sert à théoriser, la théorisation a pour but premier la production théorique. » (p. 130). Autrement dit, tisser de l’air avec de l’air ? Elle oublie ce qu‘elle a dit au début de la deuxième partie de son ouvrage : « La littérature est rarement abstraite ».(p 82).

La théorie de la littérature, tout en étant parfois en apparence très abstraite, cesse de l’être dans la mesure où elle s’applique aux exemples concrets de l’histoire de la littérature ou lorsqu’elle découle des exemples concrets de l’histoire humaine. (L’opposition matérialisme /idéalisme est ici en jeu, avec ce qu’elle implique comme perspective individuelle et sociale.) Les théories littéraires, tout en faisant partie de la littérature elle-même, illuminent, dans tous les cas de figure (y compris les figures rhétoriques les plus farfelues), le chemin du lecteur-écrivain, l’écrivain intertextuel.








                                                                                               "Cause toujours..."

                                                             Sophie Rabau et Roberto Gac, Calaceite, Espagne, 2002.




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1 El Bautismo. Montesinos Editores, Barcelona, 1983. El Sueño, Id, 1985

2 Essais, Roberto Gac, Amazon, CS, 2018, note 1, page 140.

3 Id, page 68

4 Rabau Sophie et Pennanech Florian. Exercices de théorie littéraire. Les fondamentaux de la Sorbonne Nouvelle, Paris 2016, p.17-18 (Toutes les citations de Sophie Rabau que j'utilise dans cet essai sont extraites du même ouvrage imprimé à Mayenne en 2019-2020 ).

5 Essais, p. 183

6 Si les limites historiques de l’ère de l’imprimerie en Occident sont assez précises (cela commence à Mayence avec Gutenberg, en 1450), les dates et même les noms pour cadrer l’ère « post imprimerie » sont encore flous : on parle pêle-mêle d’ère électronique, d’ère cybernétique, d’ère numérique, d’ère digitale, d’ère internaute, d’ère computationnelle, d’ère informatique, d’ère virtuelle, etc. Les synonymes et les pseudo-synonymes s’enchevêtrent entre-eux. Cela sans compter sur la confusion habituelle entre l’historique du développement des machines électroniques et de l’écriture électronique elle-même. Le mot « cybernétique » est l’un des plus précis : Norbert Wiener définit en 1948 la cybernétique comme une « science qui étudie les communications et leurs régulations dans les systèmes naturels et artificiels ». En France, Philippe Dreyfus invente en 1962 le mot « informatique » pour désigner la science du traitement de l'information et des ordinateurs. Quant à Internet, on peut dater ses débuts en 1981, mais il ne devient vraiment d’utilisation courante que dans les années 90. Ces dates et dénominations peuvent être rectifiées par n’importe quel lecteur-écrivain passionné d’histoire de l’écriture et de l’informatique. En ce qui me concerne, mes références vont toutes, depuis mes premiers essais, dans le sens de l’invention de l’écriture électronique autour des années 40, lorsque l’oscilloscope permit les premières projections sur écran d’un faisceau d’électrons.

7 La Guérison est une "nouvelle Divine Comédie" délirante et hilarante écrite par un indien araucan, fou amoureux de Béatrice, fille de Big Boss, multimillionnaire new-yorkais. L'Indien araucan croit être Dante réincarné et, logiquement, il est interné dans un hôpital psychiatrique où il rencontre le Dr. Virgile, médecin chargé de son traitement... Le texte est écrit en plusieurs langues et comporte de nombreuses citations de l'œuvre d’Alighieri.) Éditions de la Guérison (Ed de La Différence ; CS Amazon ; E-Book Kindle )

8 Car le développement de l’Intertexte implique non seulement le dépassement du roman, mais aussi un changement radical de l’édition conventionnelle, fait auquel s’opposent, pour des raisons commerciales, les éditeurs d’aujourd’hui.

9 Barthes Roland, S/Z, L’évaluation, p.10, Points, Seuil, Paris 1976 .

10 Plagiat et Intertextualité, note n° 20, Sens Public. 2018

11 Correspondance Unilatérale avec Sollers, CS, p.50, lettre N°3, note 3.

12 La Société des Hommes Célestes, R. G, p.413, Amazon, CS, 2012

13 Correspondance unilatérale avec Sollers, Aggiornamento, p.187, Amazon, CS, 2016

14 Dans sa brève incise sur Jakobson, quelque peu confuse, et le rapport entre la poésie et la métaphore et entre le récit et la métonymie (Exercices, p. 45), la théoricienne avance, apparemment, à contresens. Cela n’est pas très grave dans la mesure où, comme le signale si bien Roland Barthes «quand quelque chose qu’on a dit est dit un peu à contresens ou d’une façon déformée, cela est paradoxalement source de richesse. Le contresens couvre, en quelque sorte, la richesse de ce qu’on écrit… » (Théorie de l’Intertexte, p.341) Ce serait plus adéquat de parler d’un couple indissociable métaphore-métonymie comme on parle aujourd’hui de l’espace-temps en physique einsteinienne. Mais cela est le sujet d’un autre essai...)

15 Jürgen Habermas, le philosophe allemand membre de l'école de Francfort, signale dans un entretien (El País, 25 Avril 2018) que l’invention de l’imprimerie a permis à l'homme de devenir lecteur, processus qui a pris plusieurs siècles avant de s’imposer à la majorité de la population. Et, parallèlement, il constate que « deux décennies après son invention, Internet fait déjà de nous tous des écrivains potentiels. » Nous pouvons donc imaginer que l’invention de l’écriture électronique fera du lecteur un lecteur-écrivain… en beaucoup moins de temps.

16 La Guérison dantesque est aussi une autobiographie, mais purement fictive : c’est Dante qui raconte sa propre vie à partir de sa réincarnation au XXe siècle sous les traits d’un indien araucan. Cependant, fictive ou non, le narrateur raconte « sa » vie. Kandinsky disait dans Point/Ligne/Plan que « le but de l’art est de trouver la vie, rendre sensible sa pulsation et constater l’ordonnance de tout ce qui vit »,( Denoël, p. 161, 1972 Paris). L’autobiographie va dans ce sens.

17 L’autofiction à la Proust connaît des précurseurs illustres comme Laurence Sterne et aussi beaucoup de disciples, plus ou moins conscients de l’être : Anaïs Nin, Henry Miller, Dos Passos, Michel Leiris, Robert Musil, Ferdinand Céline, etc. (Bien entendu, la Commedia et, surtout, la Vita nuova de  Dante peuvent être considérées aussi comme des autofictions.) L’attribution de son invention à Dubrovsky voile la qualité post-romanesque de l’autofiction proustienne et brouille les cartes autour du roman, précieux objet du commerce littéraire.

18 Essais, p.190

19 M. Butor, dans son essai La critique et l’invention (Répertoire III) parle aussi de l’« inachèvement » , mais cet « inachèvement » correspond à l’ouverture intertextuelle immanente à toute Œuvre littéraire. Dans ce sens, l’Intertexte est « inachevé » par définition, car il est ouvert à sa continuation par le lecteur-écrivain. L’inachèvement de la Recherche dont parle Sophie R. va dans le sens de manque, d’« incomplétude ».

20 Embrasser Maria est un roman « tendance » (transgenre, féministe, saphique), saturé de renseignements sur les opéras chantés par Maria Callas et joliment orné par d’innombrables touches intertextuelles et polyglottes. L’érudition musicale de Sophie R. dépasse allègrement sa connaissance « totalement inachevée » (c’est le cas de le dire) de la Recherche, l’une des œuvres littéraires parmi les plus importantes de ces derniers siècles. Ses élèves en littérature comparée auraient le droit de s’en étonner et de protester bruyamment.

21 Exercices, p. 49

22 Dans Bakhtine, le roman et l’intertexte , je définis la différence entre « hypertexte » et « intertexte ». L ‘hypertexte est souvent le produit purement automatique d’un appareil électronique manipulé par un technicien. Derrière l’intertexte, il y a toujours la conscience d’un écrivain, d’un artiste conscient de l’être.

23 « Notre littérature est marquée par le divorce impitoyable que l’institution littéraire maintient entre le fabricant et l’usager du texte (…), entre son auteur et son lecteur. Ce lecteur est plongé dans une sorte d’oisiveté, d’intransitivité... », se plaignait Roland Barthes. (Barthes Roland, S/Z, L’évaluation, p.10, Points, Seuil, Paris 1976)

24 Barthes Roland , Théorie du Texte, Études à l’école pratique des hautes études, Paris, 1974. En dépit de sa brièveté, la Théorie du Texte est probablement l’écrit de théorie littéraire le plus important produit en France au XXe siècle. Il prélude le dépassement du roman et du romanesque. Son occultation médiatique et académique systématique est destinée à effacer sa potentialité révolutionnaire et à protéger ainsi le commerce littéraire axé sur le roman. (R.G, L’énigme romanesque de Roland Barthes .Sens Public 2021)

25 L’énigme romanesque de Roland Barthes, Première partie, La sagesse orientale de R.Barthes.

26 Céleste Albaret, la gouvernante-secrétaire de Proust, qui l’aidait à coller ses « paperolles » sur le manuscrit de la Recherche pour parfaire son texte, serait furieuse d’apprendre qu’on puisse le considérer comme «inachevé».

27 Michel Butor, Entretiens avec Georges Charbonnier, nrf, p.117, Paris 1967.

28 Essais, p.158

29 Id, p. 158

30 Id, p. 158

31 Essai rédigé pour le colloque organisé autour de Proust et Bakhtine en novembre 2019 à l'Institut Gorki de Moscou. Luc Fraisse, professeur de littérature à l’Université de Strasbourg, après avoir lu par hasard dans Sens Public Bakhtine, le roman et l’intertexte, m’invita spontanément (et généreusement) à participer, avec la délégation française, à cette rencontre.

32 Par exemple, la théorie de la relativité extrapolée dans l’organisation de la tétralogie romanesque de Lawrence Durrell, The Alexandria Quartet, que je prends en intertextualité -en respectant sa qualité « einsteinienne »- dans ma nouvelle La chica judía de Filadelfia (Cuentos, Amazon CS, 2010) .

35 J.K. Rowling, l’autrice-écrivaine de la série potterienne (production qui comporte des casquettes, tee-shirts et autres accessoires vendus à profusion avec les récits), sorte de pauvre Cendrillon devenue, grâce à la magie des éditeurs-sorciers, « plus riche que la reine d’Angleterre », évite toute discussion sérieuse sur « son » œuvre, construction de toutes pièces réalisée par l’équipe de «nègres» des éditeurs. Le cas du Da Vinci Code de Dan Brown, n’est pas loin. Les enfants sont susceptibles de se faire abuser. Apparemment, les sorbonnards aussi.

36 La syngraphie en littérature. Exercices p.81

37 Tableau intertextuel « Ulysse/Odyssée ».

38 Le Château de Méphistophélès : https://roberto-gac.com/l-intertexte-en-ligne/presentation-intertextes-en-ligne/lechateaudemephistopheles

39 Œdipe Rouge, Amazon, CS, 2012

40 Malencontreusement, la superbe nouvelle de l’écrivain latino-américain est titrée, dans les Exercices de théorie littéraire, La Continuité des Parques : on passe inopinément des arbres somptueux aux méchantes déesses grecques. (p. 91). Simple lapsus calami ou métalepse inédite ? En tous cas, lapsus calami déjà perpétré dans Les Concepts qui échappent au système (p.15), et qu’aurait dû figurer, plus logiquement, dans les Exercices pas du tout corrigés. Il n’en est rien. Cela n’invalide pas pour autant l’ensemble des Exercices de théorie littéraire. Les élèves de la Sorbonne Nouvelle pourraient cependant se trouver désorientés et découragés moralement par ce type d’imprécisions. Ils ne sont pas coupables et ne méritent aucun châtiment, surtout pas des fessées (même si beaucoup d’entre eux en demandent). 

41 Théorie de l’Art Moderne, Denoël, 1985

43 Comtesse de Ségur, Les Malheurs de Sophie, p. 13, Casterman, Paris 1979.

44 Embrasser Maria illustre avec éclat ce que Nathalie Sarraute définissait comme un « faux bon roman » : "Les faux bons romans ne dressent plus d'obstacles, n'exigent plus guère d'efforts, et permettent aux lecteurs, confortablement installés dans un univers familier, de se laisser glisser mollement vers de dangereuses délices", écrit-elle dans son essai  « Ce que voient les oiseaux ». Nonobstant, Embrasser Maria, roman rédigé avec soin, mérite, au moins, le prix Fémina… du faux bon roman.

45 On pourrait dire que se prendre pour Dante ou pour Faust, n’est pas moins égocentrique. Mais dans La Guérison et dans La Société des Hommes Célestes le protagoniste est fou. Son égocentrisme est paranoïaque. Pour lui, sortir de sa maladie est primordial.

46 Ce genre de clin d’œil à un romancier à succès, geste très fréquent dans le milieu germanopratin, mériterait un néologisme rhétorique. En latin, bien entendu. Parce que sans le latin la rhétorique nous emmerde, comme dirait Georges Brassens.

47 . L’extension du domaine germanopratin (corrompu et corrupteur) à l’université française est un véritable danger. Il faut s’y opposer, coûte que coûte. (Gac Roberto, : Blogs Mediapart, Houellebecq et la parole putanisée ; Proust et l’écrivain « afrancesado » ; Nathalie Sarraute, De l’ère du soupçon à l’ère de la honte.)

48 Essais, CS, p.180

49 Id, Le roman dit « grec », p.143

51 Aujourd'hui, à l'époque de la cybernétique, une nouvelle rhétorique se développe à grande vitesse. En ce qui me concerne, je suis redevable des recherches réalisées à l'Université de Montréal par Marcello Vitali-Rosati, professeur au département des littératures de langue française de l'Université de Montréal et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les écritures numériques, en collaboration avec Gérard Wormser, Servanne Monjour et la revue électronique Sens Public.

52 Dans son livre « L’Intertextualité » (GF Flammarion, 2002), Sophie Rabau résumait en deux pages l’approche du concept d'intertextualité définie par J. Kristeva. Ce résumé était tout à fait « neutre ». En revanche, dans ses Exercices de théorie littéraire, ce regard neutre n'est plus d'actualité, en tout cas dans le sens définit par Barthes, pour lequel le concept de Neutre «vise à la suspension des données conflictuelles du discours » (Cours et séminaires au Collège de France, 1977-1978)

 

53 Ed. La Différence, 1998, Paris

54 Il est nécessaire de rappeler que les textes auto-traduits sont couramment refusés par les éditeurs de l’establishment et malmenés par la critique conventionnelle, car ils menacent indirectement le système des droits d’auteur. Ce fut le cas du Portrait d’un Psychiatre Incinéré, édité par les Éditions de la Différence sans faire mention d’un quelconque traducteur appartenant au milieu germanopratin « comme il faut ». L’ouvrage fut ridiculisé par l’Express et la revue Lire, organe de commercialisation contrôlé par les éditeurs parisiens. Andreï Makine, aujourd’hui prix Goncourt et membre de l’Académie Française (grâce aux soins du critique Dominique Fernandez, son partenaire académique), subit à ses débuts comme romancier franco-russe une déconvenue semblable. Je rappelle ses humiliations « éditoriales » à Paris dans un de mes Essais (Révolution dans l'édition littéraire). Le cas de Beckett est un peu différent : il était déjà reconnu par les éditeurs lorsqu’il proposa ses auto-traductions.

55 G. Gurdjieff, Récits de Belzébuth à son petit-fils, Co-édition Institut Gurdjieff de Paris / Le bois d’Orion, Paris, février 2021

Nathalie Sarraute, s'inspirant de Stendhal, créa au XXe siècle l'expression "l'ère du soupçon" pour définir la position des critiques face au Nouveau Roman. Aujourd'hui, face à la dérive du milieu littéraire parisien, peut-être parlerait-elle de "l'ère de la honte".




  Nathalie Sarraute (Ivanovo-Voznessensk , Moscou 1900 – Paris 1999) s’intéressa à analyser, dans les années 40 -50, l'évolution du roman comme genre narratif qui s'éloignait peu à peu du "roman de personnages", le roman conventionnel du XIXe siècle. Ce faisant, elle franchissait le seuil du Nouveau Roman, dont elle deviendra l'une des icônes aux cotés de Butor, Robbe-Grillet, Claude Simon, etc.  Le "personnage", pilier solide et inamovible du roman depuis toujours, devenait -sous l'écriture des "nouveaux romanciers"- de plus en plus fragile et instable, progressivement plus mince,  laissant transparaître la présence de son "auteur". Dans la terminologie de Nathalie Sarraute, le personnage était devenu "suspect", aussi bien pour l'écrivain que pour le lecteur.  Le personnage n'était plus le représentant indiscutable (et "vivant") de l’auteur qui se cachait derrière sa créature (effacement dont la réussite était presque la preuve de son talent), mais plutôt son reflet… lui aussi suspect!
 
              L'effort théorique de Nathalie Sarraute prend racine chez Stendhal, qui écrit ceci dans Souvenirs d'égotisme, en 1832:
             "Le génie poétique est mort, mais le génie du soupçon est venu au monde. Je suis profondément convaincu que le seul antidote qui puisse faire oublier au lecteur les éternels Je que l’auteur va écrire, c’est une parfaite sincérité".
              Un siècle plus tard, la romancière utilisera l'expression stendhalienne dans son étude du personnage et du progrès formel du roman, influencée aussi par la recherche de Proust et son dépassement du personnage romanesque traditionnel (Proust, est-il le protagoniste de la Recherche, son auteur ou un simple personnage-narrateur? Les proustologues parisiens n'arrivent toujours pas à se mettre d'accord). Mais derrière cette approche de Nathalie Sarraute, en apparence purement rhétorique,  il y a un  regard profondément éthique et moral sur les journalistes et la critique, sur le système des prix littéraires et donc, indirectement, sur l'édition. Le Balzac de la Monographie de la Presse Parisienne n'est pas loin.

            Les premières lignes de L'ère du soupçon  sont très significatives :
           "Les critiques ont beau préférer, en bons pédagogues, faire semblant de ne rien remarquer, et par contre ne jamais manquer une occasion de proclamer sur le ton qui sied aux vérités premières que le roman, que je sache, est et restera toujours, avant tout, « une histoire où l'on voit agir et vivre des personnages », qu'un romancier n'est digne de ce nom que s'il est capable de « croire » à ses personnages, ce qui lui permet de les rendre « vivants » et de leur donner une « épaisseur romanesque » ; ils ont beau distribuer sans compter les éloges à ceux qui savent encore, comme Balzac ou Flaubert, « camper » un héros de roman et ajouter une « inoubliable figure » aux figures inoubliables dont ont peuplé notre univers tant de maîtres illustres ; ils ont beau faire miroiter devant les jeunes écrivains le mirage des récompenses exquises qui « attendent », dit-on, ceux dont la foi est la plus vivace : ce moment bien connu de quelques « vrais romanciers » où le personnage, tant la croyance en lui de son auteur et l'intérêt qu'il lui porte sont intenses, se met soudain, telles les tables tournantes, animé par un fluide mystérieux, à se mouvoir de son propre mouvement et à entraîner à sa suite son créateur ravi qui n'a plus qu'à se laisser à son tour guider par sa créature ; enfin les critiques ont beau joindre aux promesses les menaces et avertir les romanciers que, s'ils n'y prennent garde, le cinéma, leur rival mieux armé, viendra ravir le sceptre à leurs mains indignes (…)"

             Nathalie Sarraute, dont la subtilité et l'élégance du style sont légendaires, voile à peine son dédain ironique pour une caste de chroniqueurs littéraires qui font partie -depuis le début du XXe siècle- du milieu "germanopratin". Pour elle (mais aussi pour le Roland Barthes des Mythologies), il est évident qu'il y a un mécanisme médiatique qui s'oppose au progrès de la littérature narrative vers de nouvelles formes pour des raisons prétendument esthétiques (sauvegarder les "vrais romans" et leurs "vrais personnages"), mais en vérité platement commerciales ("récompenses", "menaces", vont dans ce sens).  Or, elle n'a pas établi le lien explicite entre le mur conceptuel érigé par la critique ("kritike", dirait René Daumal) contre le développement de la forme romanesque… et l'avidité des éditeurs pour faire de l'argent avec la littérature. Car c'est le roman de personnages le roman qui réussit dans le marché, le "bon roman" qui se vend  bien et fait plaisir à tout le monde… ou presque. Dans Ce que voient les oiseaux, l’un des quatre essais qui constituent la base de la réflexion théorique de Nathalie Sarraute sur la littérature, elle détaille avec humour la parution d'un nouveau sous-genre romanesque, lequel vient s'ajouter au "roman vrai" ou au "roman mensonge" sartrien : "le faux bon roman" !

           "Les faux bons romans ne dressent plus d'obstacles, n'exigent plus guère d'efforts, et permettent aux lecteurs, confortablement installés dans un univers familier, de se laisser glisser mollement vers de dangereuses délices", écrit-elle dans son essai.

            Exemples? Trop nombreux pour les citer ici. Le marché littéraire est saturé de "faux-bons-romans", y compris (et surtout) ceux couronnés par les Grands Prix qui signalent de haute autorité éditoriale le chemin à suivre pour les apprentis romanciers. D'un point de vue du commerce littéraire, tout cela est bien connu, net et accepté sans broncher par les "ruminsiés" (Daumal dixit) qui veulent être publiés, gagner de l'argent et, condition sine qua non, faire gagner de l'argent à l'éditeur qui a eu la gentillesse de s'occuper gracieusement d'eux.  Quant à l'évolution de la littérature, on laisse le problème entre les mains des professeurs universitaires et de leurs doctorants. Tout est bien qui évolue bien.

          Cependant, cette apparence plutôt lisse du monde édito-littéraire est troublée par la cupidité des éditeurs et des écrivains, qui dépasse toutes les bornes de la décence. Car les forfaits, les abus, les délits commis par les uns et par les autres pour "faire du fric" sont aussi sauvages dans le monde des lettres (et dans le monde de l'art en général) que lorsqu'il s'agit du marché de la viande. Dans les Pamphlets Parisiens, je recense un certain nombre de ces forfaits, quelques-uns drôles, d'autres pénibles et cruels, indignes d'une société civilisée comme la France, dépositaire et gardienne d'une haute tradition littéraire. Audace de ma part que d'aucuns trouveront sans doute déplacée et inconvenante. Or, si je peux me permettre d’écrire sur ces pratiques, c'est parce que -étant heureusement étranger au milieu germanopratin- ma liberté de conscience est entière.

           Les Pamphlets Parisiens débutent par la présentation de quelques personnages du "milieu", le méchant "dictateur" de la langue française, M. Bernard Pivot, en tête. On peut rire aussi. Balzac disait qu’un bon pamphlet doit être lapidaire dans son agressivité, mais un zeste d'humour est indispensable. L'inventaire des malfaisances inclut également les turpitudes romanesques de Mme Filippetti, apprentie romancière à l'époque où elle était ministre de la culture de Monsieur Hollande. Au sujet de la "fraîcheur", discutable ou pas, des faits et des anecdotes pamphlétaires, je rappelle que, lié à l'actualité immédiate, le pamphlet devient rapidement anachronique après avoir atteint ou raté son but. Peu importe. Il reste comme un témoignage plus ou moins coloré et vivant de l'époque qui le vit apparaître. De toute façon, la spirale de la corruption est tellement puissante que chaque jour nous apporte de nouveaux faits… pas très différents de ceux de jadis. Fraîcheur confirmée : le regard critique de Balzac continue d'être juste et lumineux comme au XIXe siècle.

           La rentrée littéraire de cette année 2021 nous offre le lot habituel des petites ou grandes misères du "milieu". D'abord, le scandale, ô combien traditionnel et ennuyeux, dans l'attribution du prix de l'Académie Goncourt, où une dame du jury avait discrètement tout organisé pour que l'heureux gagnant soit son époux  (au passage, forte de sa signature -"membre de l'Académie Goncourt"- elle avait critiqué sans pitié le livre d'une concurrente de son mari pour lui éviter, précisément, toute concurrence). La ficelle étant trop grosse, Madame fut obligée de faire marche arrière et le prix fut octroyé à un jeune écrivain noir de 31 ans, beaucoup plus  "goncourable". Tout est bien qui finit bien. Pas tellement pour la pauvre, belle (et un peu naïve) journaliste Francesca Gee, "valsée" pendant longtemps chez  Grasset-BHL avant de se voir refuser la publication (pourtant maintes fois évoquée et tacitement promise) de son livre L'Arme la plus meurtrière. "Le milieu littéraire français fonctionne comme une mafia" (sic), constate dans le Télérama du 15 octobre 2021 l'écrivaine humiliée. Par chance, Francesca Gee découvrit qu'elle pouvait se publier elle-même dans les conditions hautement créatrices impliquées par l'autoédition, le talon d'Achille du vétuste mécanisme éditorial français. C'est moins spectaculaire, mais beaucoup plus sain et poétique (dans le sens défini par Jakobson, évidemment). Toujours dans Télérama (août-septembre 2021), Juliette Cerf ne peut que constater à son tour (Des succès dorés sur tranche) que la "best-sellerisation" de la littérature va de pire en pire. La création littéraire authentique devient, de toute évidence, un phénomène strictement confidentiel, quasi ésotérique. D'ailleurs, si l'on suit le fil de sa pensée, c'est aussi par l'autoédition -abhorrée par tous les éditeurs, cela va de soi- que la création littéraire pourra être sauvée. Joseph Confavreux et Ellen Salvi, journalistes à Médiapart, vont un peu dans cette direction lorsqu'ils préviennent du danger immédiat impliqué par l'expansion de l'empire du multimillionnaire Bolloré, lequel se propose de  devenir propriétaire d'une partie considérable de l'édition en France pour mieux diffuser sa propre idéologie politique, proche de l'extrême droite. Liberté de création assurée...

          Toutefois, le plus drôle des scandales à venir (et à étouffer du mieux possible) est celui qui concerne l'Académie Française. Monsieur Gallimard, non satisfait de la mise à sa disposition du Collège de France afin d'assurer la promotion de la Bibliothèque de la Pléiade (par "auteurs de la Maison" interposés, qui travaillent sur les deux terrains, celui de l'éditeur privé et celui des Institutions de l'État, concubinage qu'on appelle dans le jargon marxiste "le capitalisme monopoliste d'État" et qui consiste à permettre aux "privés" d'user et d'abuser des structures publiques payées par tous) a décidé de mettre à contribution les voix des petits vieillards habillés en pyjamas de velours vert pour réactiver ses ventes, tout en frappant un grand coup médiatique et amuser le Tout-Paris (il est nécessaire de temps à autre de rappeler qui détient vraiment le pouvoir dans le monde des lettres). Faut-il le dire ?  Monsieur n'a nul besoin d'exprimer ses souhaits à haute voix. Si les Académiciens veulent avoir une chance d' être publiés, eux aussi, dans la Pléiade, ils doivent accepter la dernière astuce de l'éditeur, boutiquier très malin :  la candidature du romancier et journaliste péruvien Mario Vargas Llosa  (Lima, Pérou, 1936), postulant au fauteuil précédemment occupé par le philosophe Michel Serres.

           La promotion de l'œuvre de Mario Vargas Llosa, œuvre piteusement médiocre (Nathalie Sarraute aurait qualifié tous ses romans de "faux bon romans"), fut assurée dans un premier temps au Collège de France par Antoine Compagnon  où, sans rougir, il présenta le Péruvien pratiquement comme "un écrivain français" (je raconte ce méfait nationaliste dans "Proust et l'écrivain afrancesado", blogs Médiapart, oct. 2021). Or, l'édition de luxe ayant apparemment fait un chiffre de vente catastrophique, Monsieur Gallimard ne peut que vouloir, en toute logique comptable, que son poulain sud-américain soit reçu sous la Coupole avec les égards dus à son prix Nobel de Littérature, coûteusement acquis grâce, entre autres, aux manœuvres d'un sous-marin gallimardesque planqué à Stockholm, le dandy français marié à une académicienne du roi de Suède. (Le play-boy se vantait de ses exploits orgiaques et d'avoir souvent influencé  le jury Nobel pour désigner leur lauréat. Il finit en prison). Voilà en quelques coups de pinceaux romanesques, mon décodage de la situation  (Nathalie Sarraute disait, délicieusement, que "les Impressionnistes peignent à la première personne"), déchiffrement pour lequel j'applique les principes-mêmes du "Code d'honneur" du milieu germanopratin.

           Il y a, néanmoins, quelques petites difficultés pour mener les vieux papis verdâtres à voter selon les convenances de M. Gallimard : l'âge de l'écrivain péruvien, bientôt nonagénaire, dépasse de loin la limite des 75 ans imposée aux candidats. Mais, surtout, les Immortels ont le devoir  d'appliquer le principe fondamental de l’Académie mis en place en 1635 par son fondateur, le cardinal de Richelieu : le respect, la protection et le développement de la langue française. Or Vargas Llosa n'a jamais écrit une seule page en français ! Il bafouille (avec l'aisance d'un causeur de salon) la langue de Proust... écrivain que pourtant il exècre parce qu'il n'arrive pas à lire ses "phrases trop longues" ("Vargas Llosa contre Marcel Proust", blogs Médiapart, oct. 2021). Certes, francophile infatué, il exprime haut et fort son enthousiasme pour Flaubert et même pour Victor Hugo, génies découverts par lui dans les années 60 et qu'il voudrait, en bon béotien, sauver de l'oubli.  En vérité, mieux que francophile, il est un fervent admirateur et serviteur des États-Unis d'Amérique, pour lesquels il travaille avec acharnement depuis sa jeunesse. ("Les États-Unis nous protègent et nous guident", déclara-t-il à la presse, après la débâcle de l'US Army face aux Talibans). Pour M. Gallimard tout cela ne pose aucun problème, bien au contraire. L'important, c'est de récupérer l’argent investi et de garder le pouvoir dans le monde de l'édition. Business is business.

           Nathalie Sarraute, dont la prose est reconnue comme l'une des plus belles de la littérature française contemporaine (l'Académie ne voulut jamais d'elle,  ce qui d'ailleurs lui était complètement indifférent) pourrait constater aujourd'hui que nous sommes tristement passés de l'ère du soupçon à l'ère de la honte.

 

La depresión del  « senior »

 "La dépression du senior", conferencia en el Forum Midlife (Cité Internationale de Lyon, febrero 2007) organizado con la participación de Gérard Wormser, fundador de Sens Public, de Michel Noir, ex-alcalde de Lyon, y de Stephan Hessel, inspirador del movimiento de los « Indignados » .



 
Desde la Antigüedad la depresión es una de la enfermedades de la mente más conocidas y también más temidas por el ser humano. Muy estudiada por los médicos, los psicólogos, los filósofos e, incluso, por los escritores (el « spleen » poetizado por Baudelaire ha llegado a ser célebre), podemos abordar la depresión desde numerosos ángulos de observación diferentes, especialmente a través de la neurobioquímica y de la neurofisiología.

La actividad de los neurotransmisores en las sinapsis neuronales está hoy día claramente identificada y nos permite comprender mejor, por ejemplo, la acción de los medicamentos antidepresivos. Pero no es a partir de este ángulo, puramente químico, ni bajo el aspecto estrictamente médico que analizaremos la depresión (la psiquiatría reconoce una buena docena de cuadros clínicos), sino que abordaremos la « depresión del sénior » desde un ángulo « existencial ». ¿Cómo nace y se arraiga esta enfermedad en la existencia humana?

Tomemos como punto de partida un caso legendario, del cual muchos hemos oído hablar alguna vez: la depresión del Doctor Fausto, personaje histórico que vivió en el siglo XVI y cuya leyenda ha alimentado numerosas piezas de teatro, poemas, novelas, películas, etc. He aquí lo que Nicolás Lenau, el gran poeta austríaco contemporáneo de Goethe, pone en boca de Wagner, el discípulo del Doctor Fausto, espantado y apiadado por la depresión de su maestro :

                   "Dios mío, Doctor Fausto. ¡ Todo su ser se ha transformado! 

                  Se puede leer en cada uno de sus rasgos algo que no me atrevo a decir en voz alta. 
                  
                  Toda alegría lo ha abandonado, como si estuviera quebrado interiormente. 
                  
                  De un humor sombrío no me dirige ni una sola palabra desde hace largas semanas, ¡a mí, su fiel amigo!"

En efecto, al llegar a la edad del sénior, Fausto cae en una profunda depresión. Para él la vida ha perdido su sabor, ya no tiene más interés ni sentido. Sin embargo Fausto es un hombre maduro que ha tenido éxito en la vida. Es un médico respetado y admirado por la gente del pueblo y por sus colegas, así como por los estudiantes, Wagner entre ellos, quien ha llegado hasta su residencia pidiendo alojamiento e instrucción. Aun así, el Doctor Fausto, infatigable buscador del conocimiento, movido durante largo tiempo por un deseo de Saber Absoluto, tiene el sentimiento de haber desperdiciado su vida. Absorbido por sus investigaciones, perdido en sus libros, cautivo de su profesión, ha dejado pasar la época de los amores, de los placeres, de las proezas del cuerpo, en una palabra, ha dejado pasar su juventud sin haber conocido verdaderamente la alegría de vivir. Y esto en vano pues, habiendo sacrificado todo en búsqueda del conocimiento absoluto, nunca lo ha encontrado:

         "Derecho, Medicina,
          También Teología !
          Todo le he estudiado a fondo
          Con ardiente esfuerzo.
          Y heme aquí, pobre loco,
          No más avanzado que antes…"

se queja en la versión goethiana de la leyenda fáustica.

Sumido en la melancolía, el Doctor Fausto recurre a los Espíritus y convoca a Mefistófeles para que venga a ayudarlo. Está incluso dispuesto a venderle su alma para recuperar, no el tiempo perdido, sino la fuerza de la juventud y alcanzar el conocimiento de la verdad y el dominio del mundo. ¿ Qué sénior de hoy, hundido en la depresión, no se dejaría tentar por un Mefistófeles capaz de aportarle -aunque fuera sólo por 24 años (duración del pacto según Goethe)- juventud, placeres de la carne, saber y poder ? Por desgracia o gracia en nuestra época, cuando el Mal parece dominar largamente sobre el Bien, no es fácil procurarse un buen Mefistófeles.

Volvamos a la depresión en cuanto tal. ¿Por qué un hombre maduro, un sénior incluso « logrado » (es decir, alguien que no ha sido excluido del mundo del trabajo, traicionado en amor o en amistad, o sufrido un accidente corporal o una tragedia familiar) cae en la depresión? ¿Es algo ineluctable a causa de la edad que avanza? ¿Hay una salida? Pero antes preguntémonos, ¿qué es un sénior? ¿a partir de qué edad se puede considerar que un hombre o una mujer han llegado a ser « sénior » ?

En el siglo XIII Dante Alighieri, exilado de Florencia y hondamente deprimido, se interrogaba sobre los límites cronológicos que separan las diversas etapas de nuestra vida. En una de sus obras -Il Convivio- reconoce cuatro : la « Adolescenzia » (acrescimento di vita), que va desde el nacimiento hasta los 25 años ; la « Gioventute » (étà di giovare), entre 25 y 45 años ; la « Senettute », entre 45 y 70, edad que corresponde a la madurez, es decir, al sénior y, finalmente, la « Senio », la ancianidad, a partir de los 70 años. Pero esto pasaba en el siglo XIII, cuando la esperanza de vida era mucho más corta que hoy.

Permitiéndonos nuestros propios cálculos en la actualidad y apoyándonos en los progresos de nuestra época, podríamos decir que la infancia va desde el nacimiento hasta los doce años, la adolescencia desde los trece a los diecinueve, la juventud de los veinte hasta los treinta y nueve, la madurez -el período más largo y estable- desde los cuarenta hasta los setenta y cinco, y la vejez de ahí hasta la muerte.
 
Supongamos entonces que hoy día, a comienzos del tercer milenio, un sénior sea una mujer o un hombre que, por razones sociales o individuales, percibe que su decadencia física y psíquica ha comenzado, decadencia visible para él mismo y para su entorno. Tratándose de la mujer los límites son bastante claros, pues ella constata durante la cuarentena que su período de fertilidad está terminado. Es la menopausia, con su sustrato hormonal, en especial ovariano. En el hombre las cosas son menos nítidas, la andropausia es más insidiosa, menos evidente, al menos en un comienzo. En todo caso existe, tanto para el hombre como para la mujer sénior, un sustrato físico concreto que tiene una relación directa con el descenso de la producción hormonal.
No analizaremos aquí los detalles del cuadro endocrino de la decadencia orgánica y psíquica del sénior. Solamente es importante tener en cuenta que su inicio coincide con la disminución progresiva de la producción de hormonas sexuales (estrógenos, testosterona), disminución que provocará un desequilibrio global del sistema endocrino. El sénior comienza a experimentar los primeros malestares debidos a su edad: sensación de fatiga, sofocos y rubores repentinos, perturbaciones del sueño, del apetito, de su sexualidad. Y, por supuesto, aparición de crisis de ansiedad y tendencia a deprimirse. Dado que por esencia la naturaleza hace bien las cosas, habrá un primer reajuste orgánico, una especie de reequilibrio de las funciones corporales y psíquicas…antes de una nueva fase de decadencia. El descenso hacia la vejez y la muerte se hace por etapas.

Dejemos de lado las enfermedades más graves -cáncer mamario, de la próstata, del útero, hipertensión arterial, diabetes, infartos, etc.- que pueden aparecer en el sénior como consecuencia del desequilibrio hormonal provocado por la edad. Cada una de esas enfermedades merece un estudio particular. Miremos en cambio lo que ocurre en un plano fisiológico. El sénior, hombre o mujer, comienza a tomar conciencia, poco a poco, de que su cuerpo cambia y con ello, su apariencia física : aparición de arrugas, caída progresiva del pelo, pérdida de dientes, disminución de la agudeza visual y acústica, sequedad y flaccidez de la piel, de las mucosas, etc. ¡El sénior tiene en realidad de qué sentirse inquieto! Su masa muscular y sus fuerzas disminuyen, sus articulaciones se hacen dolorosas, cualquier golpe puede causarle una tendinitis rebelde, su agilidad y su fuelle decrecen. Resumiendo, su cuerpo comienza a fallarle y, paralelamente, la angustia de verse envejecer y de acercarse a la muerte empieza a instalarse en su psiquismo. Es entonces que la depresión del sénior puede hacer su aparición.

Pero, ¿qué es la depresión? ¿Cómo distinguirla de una crisis de angustia? ¿Qué diferencia la depresión del sénior de otros tipos de depresión, por ejemplo, aquélla que puede acompañar la adolescencia? Pues si hay dos períodos de la vida que se parecen, pero al revés, son la adolescencia y el principio de la edad del sénior, dado que el adolescente también tiene que enfrentarse a un cambio de su imagen corporal. Podemos comprender toda esta problemática en términos puramente energéticos, en términos de producción y pérdida de energía psíquica, de su distribución y su equilibrio.

En el caso de la angustia, sobre todo aquélla que afecta al adolescente, se trata de una mala distribución de la energía psíquica. En cambio, en el caso de la depresión es la pérdida de energía lo que ocurre, su mengua e, incluso, en ciertos casos muy graves, su cuasi desaparición. Pierre Janet (cuya obra puede ser comparada, al menos por su volumen, a la de Freud), hablaba de « tensión psíquica ». Y Freud veía, en lo que él llamaba « la libido », la fuerza que mueve toda la vida de la psiquis. Pero los dos sabios reconocieron en el flujo y reflujo de la energía psíquica, en su incremento y su debilitamiento, el secreto de la actividad mental.

En la depresión, entonces, es posible constatar una fuerte disminución de la energía mental. Ahora, puesto que la naturaleza ha dotado al ser humano de una abundancia notable de potencia orgánica y psíquica, largamente superior a las necesidades de la vida ordinaria, no es el proceso natural de envejecimiento lo que podría, por sí solo, explicar la baja de la energía mental que caracteriza la depresión del sénior. Efectivamente, hay varias otras causas, tanto psíquicas como existenciales.

Como el adolescente, el sénior también tiene un problema de reajuste de su imagen corporal, continuamente cambiante. Pero al revés del adolescente, que debe, por ejemplo, adaptarse a un súbito y rápido crecimiento corporal, o a la aparición de una pilosidad densa allí donde no había sino una piel lisa, el sénior debe adaptarse a la degradación progresiva de su cuerpo, que comienza a fallarle por todos los lados, como un auto ya muy usado.

En consecuencia, para él hay sufrimiento no solamente porque su cuerpo responde menos y menos a lo que se le pide, sino también porque la imagen de sí mismo se altera y la psiquis debe reajustar la representación mental del cuerpo, operación que exige una inversión energética suplementaria cuando, precisamente, la producción de energía comienza a disminuir a causa del envejecimiento. Esto sin contar que la psiquis y su soporte orgánico -principalmente el cerebro y el sistema nervioso central- también envejecen. La memoria, al igual que la vista o el oído, empieza a debilitarse, dando lugar a las amnesias llamadas « recientes » y, simultáneamente, a las hipermnesias retrógradas. El sénior, a la vez que olvida fácilmente sus llaves, sus anteojos, sus papeles, etc., se ve asaltado por el recuerdo de las épocas más recónditas de su existencia, recuerdos tan intensos como impertinentes. Por otra parte el sénior, espantado consciente o inconscientemente por la eventualidad de envejecer y de morir, quiere a veces volver atrás, a la época de la juventud. ¡Es lo que Fausto le pide a Mefistófeles! Por desgracia, no se cambia de cuerpo como se cambia de auto. Todo lo más, es posible mantenerlo y repararlo temporalmente.

La tentativa del sénior para volver a su juventud puede costarle muy caro. Buscándola, se impone a veces proezas deportivas, sexuales y profesionales que pueden dañar gravemente su organismo, ya fragilizado, o desorganizar su vida familiar, laboral, intelectual. Fracturas, infartos, accidentes vasculares cerebrales, enfermedades sexuales, adicciones a los psicofármacos, al alcohol, divorcios, nuevos matrimonios con parejas más jóvenes, nuevos divorcios, operaciones de cirugía estética, inestabilidad profesional, etc. La lista de perjuicios causados por una actitud errónea frente al inevitable reajuste de la imagen corporal, de la evolución de la imagen de sí mismo en la conciencia, es muy larga. Y esos daños, además de las graves enfermedades que pueden desencadenar, son también el origen de crisis depresivas agudas que acaecen cuando el sénior comprende que no puede volver atrás, que no hay Mefistófeles válido, ni siquiera por un breve pacto de unos pocos años de placer y de poder. Entretanto, ha gastado tal vez una fortuna y, en todo caso, ha gastado inmensas cantidades de energía.

Buda y sus discípulos veían el ciclo de la existencia como una cadena perpetuamente renovada: nacimiento, sufrimiento, vejez, muerte, nacimiento, sufrimiento, etc. El sénior llega a una etapa de su vida en la cual toma conciencia de que la muerte -esa eventualidad que durante su infancia y su juventud tenía una realidad sobre todo estadística- ahora está próxima. Y, agnóstico o creyente, convencido o no de la existencia de un más-allá, tiene miedo. « ¡Todos tienen horror de la muerte! », escribe Fernando Pessoa, el inmenso poeta portugués, autor, como también Lenau, Goethe, Valéry, Mann, Butor y muchos otros escritores, de un Fausto. Georges Gurdjieff, maestro espiritual que fue más o menos su contemporáneo, no dice otra cosa en sus Relatos de Belcebú a su nieto: "A parte de ese hecho terrible que es nuestra propia muerte…" Sí, terrible. Y el sénior no puede sino confirmar que la decadencia de su cuerpo no tendrá otro corolario que su aniquilamiento. ¡Hay entonces, en verdad, materia para deprimirse!

¿Cómo escapar a la depresión? ¿Hay una salida, un tratamiento, una curación de una enfermedad que, al fin de cuentas, podría ser identificada con la vida misma ? ¿Cuáles son los medios, los remedios, las terapias que la ciencia moderna está en condiciones de proponer al sénior por poco que su depresión sea reconocida como una enfermedad « oficial »?

En primer lugar, el médico que recibe en su consultorio un sénior deprimido tiene el deber de descartar en su paciente toda patología orgánica en cuanto origen o resultado del estado depresivo. Solamente después de descubrir y tratar esas patologías orgánicas, el terapeuta estará en situación de ayudar al sénior deprimido. Y va a confirmar que la depresión del sénior corresponde a la evolución natural de la vida humana. Por otra parte, si nos permitimos considerar a la enfermedad no como una catástrofe, sino como el último recurso de la naturaleza para salvar la vida -pues toda enfermedad encierra la llave de su curación y toda curación implica una reincorporación del ser en el orden de las leyes naturales y esto en un plano superior a aquél que había precedido a la enfermedad- entonces podríamos decir que la depresión del sénior es una buena cosa. En realidad, más que el alivio que puedan aportarle puntualmente algunos medicamentos (entre ellos los fármacos antidepresivos), la verdadera terapia es el desarrollo de su conciencia y la aceptación de su condición humana. El sénior deprimido no tiene  otra salida de su desgracia, de su miedo, que alcanzar un nivel superior de conciencia. Es gracias a un trabajo metódico sobre sí mismo (y los métodos son numerosos y variados) que el sénior puede llegar a ser aquél o aquélla que en las civilizaciones antiguas (pero también en ciertas sociedades llamadas « primitivas ») era no un individuo desdeñado, marginado como ocurre frecuentemente en nuestra sociedad, sino al contrario, una persona respetada, escuchada y seguida como un ser humano benéfico, capaz de ayudar a sus congéneres a encontrar, también ellos, la vía de una vida armoniosa.
 
 
 
 
Nota Bene : Los alumnos de algunas escuelas herederas de las milenarias sectas pitagóricas y de las tradiciones orientales, trabajan en el desarrollo del llamado « cuerpo astral », cuerpo puramente psíquico, paralelo al cuerpo ordinario, pero que, a diferencia de éste, no envejece sino que se desarrolla y perfecciona con el paso del tiempo para atravesar el momento de la muerte como un despegue y alejamiento de la materia orgánica, simple soporte de la conciencia que entra así en el éxtasis de la eternidad del ser.








Vicente Huidobro y Jorge-Luis Borges (quien en su juventud escribió bajo la influencia del primero) forman parte de la vanguardia literaria latinoamericana del siglo XX. En Chile, además de Jean Emar (compatriota y gran amigo de Huidobro), escritores como el "antinovelista" Juan-Agustín Palazuelos y Mauricio Wacquez trabajaron con la misma perspectiva, en busca de una nueva literatura. José Donoso, novelista e historiador del "boom" latinoamericano (y sobrino de Jean Emar), también  podria ser integrado en esta perspectiva, aunque nunca consiguió ir más allá de la novela como género narrativo.

(Leer el  artículo en el PDF adjunto con el  Anexo fotografico)



Respondiendo a una invitación del profesor de literatura de la Universidad de Chile, David Wallace, fui a Santiago en octubre de 2017 para conversar con sus alumnos de doctorado sobre la evolución de la novela como género literario y las nuevas modalidades de la literatura facilitadas por la invención de la escritura electrónica y la expansión mundial de Internet.


(Leer  el articulo en el PDF adjunto. El texto en francès : Plagiat et Intertextualité )



                    

                                                                            CHAPITRE I






Quitte à t’agacer ou à te décevoir, il vaut mieux -lecteur- que je te dévoile tout de suite mon secret : je ne suis pas du tout celui que l’on croit. Non. Je suis bel et bien Dante Alighieri réincarné et cette histoire que tu commences à lire est une nouvelle Divine Comédie.
 
Bien sûr, je te dois quelques précisions. Moi-même j’ai eu beaucoup de mal à accepter le fait, ma réincarnation s’étant produite, naturellement, dans un autre corps et dans une ville située aux antipodes de ma Florence aimée. Ce fut à Temuco, capitale de l’Araucanie, dans la région australe du Chili (où la langue officielle est l’espagnol et le dialecte des Indiens du coin, l’araucan), que de nouveau je vis le jour. Ne sachant pas un seul mot d’italien, et pour cause, j’ai dû surmonter bon nombre d’obstacles pour réaliser que j’étais Dante Alighieri, cela va sans dire ! Et, pour couronner le tout, lorsqu’enfin j’ai eu la révélation de ma véritable identité, non seulement je ne savais rien de métrique, de prosodie, de poétique, mais je n’avais même pas lu La Divine Comédie, mon étonnant chef-d’œuvre écrit au début du XIVe siècle, à l’époque où j’étais Florentin.
 
 À Temuco, j’étais toubib dans une société américaine qui exploitait les merveilleuses forêts vierges disséminées autour du lac Huili-pilún, près du volcan Villarrica. Métis et parlant l’araucan, j’avais été embauché pour soigner l’alcoolisme des Indiens qui travaillaient dans les scieries. Je devais également, de temps à autre, me rendre dans les familles des cadres américains pour faire face à quelques urgences médicales avant de les diriger, si besoin était, vers l’hôpital de la ville. C’est ainsi que j’ai connu Beatrice, splendide blonde aux yeux verts, originaire de New York, dont la beauté dépassait par sa sensualité celle de Beatrice Portinari, mon grand amour florentin d’autrefois.
 
         Beatrice était la fille unique de Big-Boss, le PDG et principal actionnaire de la société. Homme aussi puissant qu’invisible, il ne quittait jamais le siège new-yorkais, un gratte-ciel de quarante huit étages -The Foundation- érigé face à Central Park. Les scieries chiliennes n’étaient qu’une petite affaire, lointaine et négligeable, parmi celles bien plus importantes qui constituaient son holding. Mais Beatrice avait convaincu son père de l’envoyer à Temuco afin de connaître les rouages de l’exploitation et profiter en même temps de la proximité des lacs andins, où elle escomptait pratiquer le canoë et le ski nautique pendant les mois d’été.
 
         Dès son arrivée au Chili, elle contracta la «turista», la gastro-entérite si bien nommée qui sert de baptême digestif aux touristes qui osent se déplacer en Amérique latine. Appelé par téléphone depuis la somptueuse villa que Big-Boss avait fait construire au bord du lac, je me rendis au chevet de la malade sans imaginer ce qui m’y attendait : une femme d’une blondeur divine, parée d’un baby-doll transparent, allongée telle une panthère endormie sur son lit à baldaquin. Cet accessoire, le baldaquin, mérite d’être mentionné. Grâce aux colonnes qui le soutenaient, j’ai évité de justesse une mésaventure semblable à celle qui m’était arrivée à Florence au début de l’été 1283, à l’occasion d’une noce célébrée chez les Tosinghi, les plus opulents banquiers de la ville. Profitant de mon amitié avec le musicien et chanteur Flavio Casella, j’avais réussi à me faufiler dans le chœur qui accompagnait son orchestre et participer ainsi à la fête. En arrivant dans la grand-salle du palais, j’aperçus Bice Portinari, radieuse de beauté et d’élégance, entourée de quelques amies. Je ne l’avais pas vue depuis longtemps, l’ayant pratiquement oubliée après ses fiançailles avec Simone dei Bardi, un veuf aussi pansu que riche. J’ai eu beaucoup de mal à la reconnaître, tant elle s’était métamorphosée : la fillette boulotte de jadis était devenue une femme adulte, aux formes galbées et pulpeuses, dissimulées avec une coquetterie raffinée sous les plis de sa robe écarlate. Bice, qui connaissait sans doute mes premières chansons d’amour (on les fredonnait déjà dans toute la ville), me fixa de son doux regard vert et m’adressa un sourire vibrant de lumière. Il ne m’en fallut pas plus pour tomber dans les pommes ou, plus précisément, dans les bras de Casella qui, furieux d’avoir été ridiculisé devant la noblesse florentine la plus huppée, dut me trainer dehors.
 
         Sept siècles plus tard, en pleine Araucanie, je faillis vivre -à quelques broutilles près- une déconvenue analogue lorsque ma Bice new-yorkaise m’adressa un sourire étincelant du fond de son lit. Seulement voilà, Casella n’était plus à mes côtés et je dus m’accrocher à l’une des colonnes du baldaquin. Beatrice, qui ne comprenait pas ce qui m’arrivait, essaya de me venir en aide, mais son geste me déséquilibra complètement et nous nous retrouvâmes dans les bras l’un de l’autre. Dieu merci, au lieu de me chasser hors de sa chambre et de son entreprise (comme je le redoutai un instant), elle éclata de rire. «Heavens!», s’écria-t-elle, tandis que je me relevais à toute vitesse, me demandant ce qu’elle voulait signifier exactement par ce mot. Sa crise d’hilarité surmontée, je lui posai, plutôt confus, les questions de rigueur sur le rythme et la consistance de son transit intestinal. Ensuite, dissimulant mon trouble, je m’assis à ses côtés pour procéder à la palpation de son ventre. Ébloui par le contraste entre sa peau blanche comme neige (métaphore pas très fraîche, certes, mais que j’ai utilisée jadis avec bonheur dans ma célèbre canzone à la Donna Pietrosa) et ma couleur cuivrée de métis araucano, j’eus beaucoup de mal à me concentrer, d’autant que Bice, pour faciliter l’examen, avait fait glisser sa petite culotte dévoilant à mes yeux -oh! trésor céleste!- le coñihue le plus mignon, le plus doré qu’il m’ait jamais été donné de contempler depuis le Moyen Age.
 
         J’abrège : après cette consultation mon adorable patiente se rétablit rapidement (la «turista» disparut avec quelques infusions de latue), puis elle me pria de lui montrer le pays et de l’accompagner dans ses parties de plaisir, notamment ses randonnées en canoë. Très vite, nous devînmes inséparables (nous faisions malentún et même nudotún sur les rivages du lac, à l’ombre des araucarias) et Beatrice me raconta quelques épisodes de sa vie. Alors qu’elle était encore toute petite, sa mère, éphémère actrice de cinéma, avait péri dans un accident d’avion. Big-Boss, veuf inconsolable, fut contraint de confier son éducation à une nurse et à plusieurs précepteurs choisis parmi les meilleurs de Manhattan. A l’égal de sa mère, Bice rêvait d’être star à Hollywood, mais son père s’y opposa fermement, redoutant le milieu très corrompu des studios cinématographiques. Elle n’avait même pas eu l’autorisation de s’inscrire à Columbia University, aux mœurs trop dangereuses d’après Big-Boss, et dut se contenter de l’enseignement proposé par un institut réservé aux enfants de milliardaires, dans la banlieue cossue de Londres. En Grande-Bretagne, ma Bice avait acquis quelques connaissances en art et en littérature, ainsi qu’une drôle de façon de parler l’anglais, un jargon particulièrement snob, truffé de jurons et de gros mots, qui la différenciait, d’après elle, de l’«american middle-class». Ce même snobisme (qui au début me parut charmant) l’avait poussée à s’intéresser aux mouvements spiritualistes venus d’Orient, très à la mode aux États-Unis. Son souci principal -me confia-t-elle- concernait l’immortalité de l’être et l’existence d’un Paradis éternel où son âme s’envolerait après la mort.
 
         Si le problème le plus brûlant de Beatrice était l’Éternité, le mien était celui de la fugacité de notre liaison. Les cadres américains de l’entreprise, inquiets de la voir sortir avec un métis araucano, avaient alerté son père pour lui demander de la faire rentrer aux États-Unis. Ils ne pouvaient pas s’expliquer (et moi non plus, d’ailleurs) comment une beauté pareille, une si riche héritière, pouvait faire malentún avec un Indien. Assurément, ils ne savaient pas que j’étais Dante Alighieri réincarné (je l’ignorais, moi aussi, à ce moment-là) mais ils auraient pu au moins supposer que si Beatrice me permettait de jouir de son chrochrollí, c’était pour des raisons bien charnelles, en rapport direct avec les dimensions de ma punún. Oh! qu’il était beau le chrochrollí de ma Bien-aimée ! J’ai rarement vu un chef-d’œuvre de la nature, un chef-d’œuvre tout court, aussi parfait, aussi splendide. Même les œuvres d’arts plastiques les plus réussies de l’Italie du Duecento et du Trecento n’auraient pu lui être comparées. Seul Michelangelo, au Cinquecento, à une époque où j’étais déjà mort, s’approcha -avec des sculptures comme l’Aurora, la Notte, Bacco Ebbro et le David- de la perfection presque surnaturelle du chrochrollí de Beatrice. Celui-ci -vaste comme une citrouille arrivée à maturité, en forme de cœur scindé par une raie profonde, s’ouvrant à travers un llí délicieusement rond et élastique- montrait cette ambigüité également présente chez la Gioconda, à mi-chemin entre l’homme et la femme, et possédant les meilleures qualités de chacun : force, douceur, fermeté, suavité, brillance soyeuse, souplesse, tiédeur exquise. Et puis, quel arôme! Quelle saveur! Un arôme et une saveur tels que seul un Indien habitué à la sauvagerie des contrées araucanes pouvait les apprécier dans toute son intensité. C’était ça mon avantage, ma supériorité sur les cadres américains, petits mecs enveloppés dans des nuages de déodorants bon marché, allergiques à tout ce qui est naturel. C’était ma propre Bice qui me le disait tandis qu’on se faisait l’un l’autre huenchutrún avec nos lèvres, nos dents et nos langues déchainées.
 
         Les journées passaient rapidement et les vacances de Beatrice touchaient à leur fin, ce qui me plongeait dans un sombre désespoir. Je ne pouvais plus dormir, ni manger, ni travailler. En revanche, mon amoureuse ne se souciait nullement de notre séparation prochaine, comme si je n’avais été pour elle qu’un partenaire de plus dans son existence, l’autochtone occasionnel chargé de l’amuser. Comment la convaincre de m’épouser et de rester avec moi au Chili? Voilà la seule question, la seule pensée qui occupait mon esprit. Surmontant mes hésitations, je lui proposai officiellement levyeún pour faire d’elle ma femme légitime au vu et su de tous les habitants de l’aillarehue, et d’aller ensuite nous installer dans la ruca érigée de mes propres mains en bordure de la forêt. J’aurais mieux fait d’avaler ma langue : le mépris avec lequel Beatrice reçut ma proposition de mariage («To marry you! Who do you think you are?» s’était-elle écriée) me fait encore frémir.
 
         Fort heureusement, la Providence (dans mon cas précis, le dieu Nguenechén) me vint en aide par l’intermédiaire d’une Machi, la sorcière qui guérissait, beaucoup mieux que moi, les Indiens de la région. Je lui rendis visite dans son pilllanlelbún où elle m’accueillit avec une amabilité mêlée de méfiance. Après avoir écouté le récit de mes déboires, elle décida de consulter Nguenechén suivant la tradition ancestrale de l’Araucanie. Nous attendîmes la nuit et l’apparition de la lune en fumant du latue, puis elle se dirigea vers la place du pillanlelbún. Aidée de son Lenguaraz, la Machi monta les marches du rehue, sorte d’autel taillé dans le tronc d’un canelo, l’arbre sacré des Araucans. Quand elle atteignit le llanqui, la plateforme supérieure du rehue, la guérisseuse entra aussitôt en transe. Ce n’était pas la première fois que j’assistais à ce genre de cérémonie, mais ce jour-là la Machi poussa de tels hurlements que je crus qu’elle devenait folle. Elle finit par descendre de l’autel et communiqua ses visions au Lenguaraz. Celui-ci, après paiement des oracles, m’annonça l’épouvantable nouvelle : Beatrice allait me quitter et moi, je sombrerai dans la folie. Cependant, j’aurais un sursis si je me soumettais aux moindres désirs et caprices de ma chérie.
 
         Entre-temps, pour préparer son voyage de retour, Beatrice s’était rendue à Temuco. Là, elle avait remarqué sur la porte de la bibliothèque municipale, une affiche annonçant une série de conférences sur l’ésotérisme. Les causeries étaient organisées par la Société des Hommes Célestes, secte dont le siège principal se trouvait -coïncidence étrange- à New-York. Cela fut suffisant pour exciter sa curiosité et ma Bice, séduite par le conférencier (New-yorkais comme elle) décida d’aider au développement de la Société en Araucanie. Évidemment, elle me demanda de faire partie des nouveaux adeptes de la secte et de la suivre dans sa nouvelle aventure. Je me souvins des conseils de la Machi et, en dépit de mes craintes et de mes suspicions, j’acceptai sans broncher d’aller aux Réunions Célestes, trop heureux de me trouver ainsi près de mon Amour.
 
         Comme tout le monde, j’ai eu beaucoup d’emmerdements dans ma vie, celui d’avoir vécu deux fois n’étant pas le moindre, car il multiplie les pépins par deux, forcément. (Excuse-moi, lecteur, d’écrire en langue vulgaire ; je m’expliquerai sur ce sujet plus tard.) Eh bien, cette histoire de la Société des Hommes Célestes est l’une des pires que j’ai eue à traverser et à raconter. Seule ma traversée de l’Enfer et du Purgatoire en 1300 pourrait s’en rapprocher. Mais ça, c’est une vieille histoire! Bref, trainé par ma Bice aux réunions de la secte (qu’elle appelait aussi «l’École», comme si nous étions des gosses attardés, en cours de rattrapage scolaire), il me fallut écouter ce qui me parut un tas de conneries sur la vie psychique en particulier et sur la vie humaine en général. Néanmoins, Beatrice prenait tout cela très au sérieux et, pour ne pas la froisser, je me forçais à ingurgiter la Doctrine Céleste par chapitres entiers.
 
         Au bout de quelques semaines de «travail» au sein de la Société (car on disait «le Travail», comme si ces activités ésotériques ne différaient en rien du boulot que faisaient les Indiens dans les scieries), j’avais une telle confusion dans la tête que mes patients me considéraient maintenant plus malade qu’eux. Il fallait donc que je convainque Beatrice d’abandonner «l’École», d’autant qu’elle ne voulait plus faire avec moi ni nudotún ni huenchutrún, pratiques interdites par les Hommes Célestes, surtout le nudotún, acte contra natura d’après eux, indigne d’êtres civilisés. Mais ma Bice ne voulait rien entendre. Au contraire, elle menaça de me laisser tomber ipso facto au cas où je quitterais «le Travail»! Si à ce moment-là j’avais su que j’étais Dante réincarné, j’aurais sans doute trouvé une solution au problème, puisqu’au XIIIe siècle j’avais fait partie de la Fede Santa, une confrérie ésotérique vachement rigoureuse dont l’enseignement m’aurait permis de mieux faire face aux Hommes Célestes. Malheureusement, je ne me souvenais toujours pas de ma vie antérieure et je fus bien obligé de me taire.
 
         C’est alors que survint l’un des évènements décisifs de ma deuxième vie. Lucy, une copine de Beatrice, mariée avec le directeur des scieries, me fit cadeau pour mon anniversaire d’un joli bouquin relié en cuir. C’était La Divine Comédie! Je remerciai Lucy, ainsi que Bice (qui, de son côté, m’avait offert un exemplaire du Livre Céleste, où étaient exposées les Règles Célestes, rédigées par le Fondateur dans le but de faire d’un homme ordinaire un Homme Entièrement Céleste) et je rentrai chez moi assez agacé, persuadé d’avoir été victime d’une blague vu que je n’aimais pas lire. Pourtant, feuilletant par curiosité la Comédie, je me laissai peu à peu séduire par l’histoire et j’éprouvai le sentiment très étrange que non seulement je la connaissais déjà, mais surtout que je l’avais moi-même écrite et vécue. Bien entendu, je me gardai de communiquer cette impression à ma chérie qui m’aurait pris, à coup sûr, pour un fou. Simultanément, faisant toujours preuve de la plus grande discrétion et profitant du fait que les Réunions Célestes avaient lieu dans une bibliothèque, je commençai à étudier l’italien (j’allais le réapprendre avec une troublante facilité) et à lire toute mon œuvre médiévale, dans laquelle je découvris d’étonnants échos de mon être.
 
         Passionné par la découverte de mon passé, je cessai peu à peu de m’intéresser à mon boulot de prêcheur antialcoolique et au Travail Céleste ce qui, évidemment, n’était pas du goût de Beatrice. Pour me punir, elle m’interdit tout accès à son chrochrollí, désormais intégralement mis à la disposition du conférencier, l’Instructeur Céleste. Le cœur fendu par le chagrin, je songeai à me suicider, mais après quelques jours de réflexion solitaire sur les pentes enneigées du volcan Villarrica, je décidai de forcer le destin. Ainsi, une nuit peu avant l’aube, encouragé par le cri d’un chuncho perché sur le haut d’un mañío, je me rendis chez elle avec la folle intention de lui faire nguapitún, modalité de mariage araucan qui consiste à enlever la mariée, avec ou sans son accord. Hélas! je ne trouvai à sa place qu’une petite lettre m’annonçant ce que je redoutais par-dessus tout : elle venait de s’envoler à travers les cieux, dans une flamboyante machine aérienne, à destination de l’American Paradise, où l’attendait Big-Boss entouré de sa cour de yuppies angéliques…
 
 

 

 

 "…Je n'eus pas le courage de brûler les feuillets des derniers Cantos de la Commedia, je me contentai de les cacher dans une fausse finestrina dissimulée sous une natte de jonc. Puis je les oubliai. À partir de cet instant, je me mis à attendre la mort telle une bête mortellement blessée attend sa délivrance. Mais la mort ne venait toujours pas et entre-temps il me fallait continuer à vivre comme d'habitude, avec mes allées et venues entre le Studium, la cour des Da Polenta et ma maison. Alors, la Divinité m'envoya un dernier Ange pour me débarrasser de ce monde et me ramener à Elle.

         C'était une femelle magnifique, fine, délicate, racée, à l'allure extrêmement élégante, au profil stylisé et dont le corps léger, fragile, presque diaphane, était un admirable bijou de la nature. Elle volait en faisant un bruit à peine perceptible, s'approchant de moi sans précipitation aucune, sans peur, sûre d'elle et fière de la haute mission qui lui avait été confiée. Car, contrairement aux millions de moustiques qui infestaient la ville et les alentours de Ravenna, cette femelle-là était lucide et comme douée de conscience. Elle savait qu'elle allait me tuer et moi, je le savais aussi. Après un court moment d'hésitation pendant lequel je pensai la chasser ou l'écraser entre mes mains, je m'interdis tout mouvement et restai paralysé dans mon fauteuil, face à mon bureau. La cloche du couvent proche de la maison sonna les vêpres, la brise du soir fit vaciller la flamme de ma lampe à huile. Alors, elle se posa -tel un baiser- sur le dos de ma main gauche et, d'un mouvement rapide, adroit et sec comme le coup de couteau d'un assassin, elle enfonça sa trompe avide et meurtrière dans la veinule de son choix. Puis, elle suça lentement.

         Tout au long de cette sorte de fellation sanglante et létale, mon ange me fit terriblement mal, au point que je crus m'évanouir de douleur. Cependant je résistai, je la laissai se remplir de mon sang tandis qu'elle m'inoculait son venin. Ensuite, elle s'envola lourdement, repue de mes globules, pleine du sang de Dante Alighieri, le plus grand écrivain de la chrétienté. Je la regardai s'éloigner presque avec mélancolie, comme si j'avais perdu la plus belle et la plus passionnée de mes maîtresses, puis je portai ma main légèrement tuméfiée jusqu'à mes lèvres et j'embrassai la trace rouge de sa morsure. Soudain, comme si déjà l'acte d'amour qui s'était déroulé entre nous commençait à faire ses premiers effets, à donner ses premiers fruits, je me sentis plein d'une allégresse inconnue, d'une énergie surnaturelle, d'une fierté qui seule est permise aux créateurs authentiques : je pris conscience que mon œuvre était achevée, que la tâche pour laquelle j'étais venu au monde venait d'être entièrement accomplie.

         Mais il y avait plus que cela, plus que mes poèmes, mes essais, mes épîtres, plus que les trois cantigas de la Commedia. Il y avait aussi ma famille, mes enfants : Andrea, Giovanni, Pietro, Iacoppo et mon  Antonietta aimée, qui allaient perpétuer mon nom et ma lignée au-delà des contingences promises à toute œuvre littéraire. Plus encore, maintenant que je frottais doucement le dos de ma main gauche pour calmer la démangeaison qui pendant des heures allait me rappeler la visitation dont j'avais été l'objet, je compris que je venais d'engendrer une nouvelle race de moustiques -les Anophèles Dante Alighieri- dont les descendants embrassent depuis le Moyen Âge tous ceux de mes lecteurs qui se rendent en pérégrination jusqu'à mon tombeau ravennais.

         L'échange d'énergie qui s'était produit entre ma dernière partenaire médiévale et moi, me donna un nouvel accès de febbre palude qui devait se manifester très rapidement (…) Il devint évident que ma fin était proche et Guido envoya un messager pour aller prévenir Gemma à Florence. De temps en temps le visage d'Antonietta, trempé de larmes, me ramenait à la réalité des vivants, me donnant la force de me redresser sur mon lit pour boire cette tisane amère qu'on donnait aux malades  atteints de malaria (…)

        Mon épouse arriva à Ravenna quelques heures avant mon décès, très contrariée de n'avoir pas eu le temps de réunir tous les documents nécessaires pour récupérer les intérêts de sa dot de mariage, les deux cents florins-or que son père Manetto m'avait donnés au moment de l'épouser. La proximité de la mort m'ayant rendu plus sage que jamais, je ne lui tins pas rigueur de son avarice, que je mis sur le compte de son vieillissement. Gemma avait pris de la bouteille, comme le dénonçait son visage rond, congestionné et rubicond, comparable à celui d'une tenancière de taverne. Bien entendu, craignant de déclencher un rififi domestique de dernière minute, je me gardai bien de le lui dire, me bornant à la remercier d'être venue pour assister à mes obsèques. Mieux encore, je fis son éloge devant nos enfants, reconnaissant -en les exagérant un peu- ses qualités de mère courageuse, de ménagère exceptionnelle et, surtout, d'épouse honnête et fidèle qui n'avait jamais trompé le seul et unique homme de sa vie : moi, Dante Alighieri, poète promis à la gloire éternelle. Je dis cela en appuyant sur mes mots et en regardant Antonietta qui, touchée par mon reproche tacite à son égard, baissa les yeux, envahie par la honte.

         L'heure du départ de mon dernier voyage approchait rapidement et je voulus me recueillir dans le calme et le silence. C'était sans compter avec la tendance jamais démentie de ma chère épouse pour le bavardage sans fin. Elle avait absolument besoin de s'entretenir en tête à tête avec moi, me dit-elle, avec un geste ambigu que je ne sus interpréter. Je demandai donc aux enfants de se retirer, ayant eu juste le temps d'indiquer de ma main à Iacoppo le lieu où j'avais caché les treize derniers Cantos d'Il Paradiso. Puis Gemma et moi restâmes face à face. "Antonia non è tua figlia", dit-elle d'emblée, fondant en larmes. "Cosa hai detto?" rétorquai-je, me redressant brusquement sur mon lit. "Antonia è la figlia di Dino Frescobaldi!" ajouta-t-elle encore, éclatant en sanglots et me laissant pétrifié de stupéfaction. Antonietta, ma bien-aimée, fille de Dino Frescobaldi, l'homme le plus beau de Florence, le poète bidon qui après m'avoir fait travailler comme son nègre voulut me piquer les premiers Cantos de ma Commedia ! Et, par-dessus le marché, Gemma, épouse que je supposais fidèle parmi les fidèles me trompant pendant mon douloureux exil hors de Florence!  "Puttana! Per te assai di lieve si comprende quanto in femmina foco d'amor dura, se l'occhio o'l tatto spesso non l'accende!", m'écriai-je, la foudroyant du regard. Je voulus demander qu'on m'apportât immédiatement de quoi écrire pour corriger l'Inferno et y mettre les adultères, non pas ensemble, comme Paolo Malatesta et Francesca da Rimini, mais séparément, Gemma allant dans la première division du neuvième cercle -Caïna- où se trouvent les traîtres à leur famille, Dino récupérant la place de Branca d'Oria dans l'avant dernier des abîmes -Tolomea- où gèlent les traîtres à leurs copains. Mais décidément, je n'avais plus la force. Trop c'est trop! Je me laissai tomber sur les oreillers et là, fermant définitivement les yeux, j'entrai dans le coma qui servit de préambule à mon trépas.

         C'était la première fois que je mourais et, forcément, je ne savais pas très bien comment faire. Vu de l'extérieur, la chose semblait simple, il était question de s'arrêter de respirer. Vu du dedans, c'était une autre paire de manches. Au mépris de tout ce que je me racontais à propos du Paradis Céleste et de l'intérêt d'y aller, cela ne m'enthousiasmait pas du tout. J'avais peur de mourir, comme tout un chacun et je m'accrochais désespérément à mon corps. Or, mourir est un acte physiologique à peu près comme n'importe quel autre. La nature a tout prévu pour que cela se passe pour le mieux. Le tout, justement, c'est de faire confiance à la nature, de laisser faire, de se détendre. Cette détente arriva avec le dernier baiser de ma fille Antonietta qui, me croyant déjà mort, s'approcha pour me dire adieu avec un baiser sur le front. Alors il se produisit chez moi ce phénomène invraisemblable, pratiquement indescriptible et pour lequel je ne trouve pas de paroles plus justes que celles que j'avais utilisées peu de temps auparavant, sans savoir que je décrivais ma mort, au moment de mettre fin à la Commedia :

         La mia mente fu percossa       

         da un fulgore in che sua voglia venne       

         All'alta fantasia qui mancò possa

         ma già volgeva il mio disio e'l velle

         sì come rota ch'igualmente è mossa,

         l'amor che move il sole e l'altre stelle.

        Bien sûr, je montai au Ciel directement. Là-Haut, devant la porte d'entrée, première petite surprise inquiétante : le portier n'était pas Saint Pierre, parti en vacances. A sa place il y avait un barbu au visage maussade, que je ne reconnus pas au premier abord.

        "Nom?", me demanda-t-il en Langue Céleste (là-haut la Langue Céleste n'est pas l'anglais, mais une langue qui est simultanément traduite dans toutes les autres et, de ce fait, immédiatement compréhensible par n'importe qui).

        "Dante Alighieri, poète et génie florentin, promis à la gloire éternelle, et cætera", répondis-je, très embêté parce que je venais de reconnaître Saint Paul, à peine cité dans ma première Comédie. Saint Paul pianota sur son ordinateur, puis me dit, d'un air moqueur: "Désolé. Votre nom n'apparaît pas dans mes fichiers. Allez voir en bas, du côté de l'Enfer, chez les adultères. Il paraît que vous avez eu une histoire de cul avec une femme mariée, Beatrice Portinari, épouse légitime de Simone dei Bardi. Je vous rappelle que notre neuvième commandement interdit de désirer la femme de son prochain..."

         Ah ! Le salopard! J'allais me mettre en boule, comme d'habitude, mais, Dieu merci, je me rappelai que j'étais en train de jouer ma destinée pour l'éternité et qu'il valait mieux ne pas déconner.

         "Excusez-moi Monsieur Saint Paul -lui dis-je, faisant un effort pour rester calme et poli-. Il s'agit sans doute d'un malentendu. Je n'ai jamais baisé Madame dei Bardi, je le jure. Elle fut uniquement l'inspiratrice de mes vers. Je suis Dante, poète sacré, l'écrivain le plus important de la chrétienté."

         "Poète sacré, poète sacré", marmonna Saint Paul. "Pourquoi ne m'as-tu pas mis dans le Paradis Céleste, à côté de Saint Pierre, p'tit con?"

         J'avalai ma salive, plus interloqué que jamais, puis j'eus une idée géniale pour m'en sortir :

         "Il s'agit d'un oubli regrettable de ma part, Monsieur Saint Paul. Je vous promets que j'écrirai une deuxième Comédie dès que j'en aurai l'occasion et je vous jure que dans la nouvelle version je vous donnerai un rôle beaucoup plus important que celui de votre  copain".

         "Si c'est comme ça, tu peux passer", acquiesça-t-il. "Mais pour cela, il te faudra te réincarner. T'inquiète pas, je m'occuperai de te trouver une bonne petite réincarnation vers l'an 2000... à condition que tu écrives quelque chose de plus rigolo. Ça me gêne de te le dire, mais ta Divine Comédie n'est pas très drôle. Elle est plus lourde qu'un pavé! On ne se marre jamais!" s'écria Saint Paul, me poussant à l'intérieur du Paradis Céleste. 

         Plusieurs mois passèrent (sur Terre, évidemment) et je me trouvais heureux comme tout au Septième Ciel dans les bras de maman, lorsqu'un ange m'apporta une sorte de fax céleste. C'était Iacoppo qui, malgré toutes ses recherches, n'arrivait pas à trouver les treize derniers Cantos d'Il Paradiso. Pourtant, je lui avais bien signalé l'endroit précis où je les avais cachés : "Laggiù, sotto la finestrina". Rien à faire. Il ne se rappelait pas. Alors, faisant un effort prodigieux (pensant surtout à mes lecteurs, qui auraient pu ne jamais connaître la version intégrale de ma première Comédie), je demandai la  permission au Bon Dieu de m'absenter du Ciel juste le temps de descendre une nuit à Ravenna et de montrer à mon fils où se trouvaient les Cantos en question.

            L'engueulade fut sensationnelle, cela s'imposait, même si Iacoppo inventa par la suite une version très édulcorée et onirique de notre rencontre nocturne. La vérité est que je lui ordonnai d'aller réveiller sur le champ l'un de mes assistants du Studium, Aldo Giardinni, et de se faire accompagner par lui jusqu'à mon ancienne chambre, là où se trouvait la fin d'Il Paradiso, cachée sous la finestrina.

         La découverte du dernier fragment de la Commedia donna lieu à des cérémonies et à des hommages à ma personne encore plus importants que ceux qui avaient accompagné mes funérailles à Ravenna. Mais, étant déjà confortablement logé au Ciel, je m'en fichais royalement. Même la rapidité avec laquelle mon œuvre maîtresse devint un best-seller (plus de quatre cents exemplaires joliment calligraphiés en moins d'un siècle et demi, le double du tirage obtenu par Le Roman de la Rose de Jean de Meung, deuxième meilleure vente du Moyen âge), me laissa indifférent. La haute littérature n'a besoin ni d'hommages ni de promotions commerciales. Elle s'impose d'elle-même, comme la lumière finit toujours par s'imposer sur l'obscurité.

(Extrait de "La Guérison", Intertexte, édition kindle 2021)

 

L’idée de départ était d’offrir au public de cette rencontre littéraire, la possibilité non seulement d’écouter les écrivains invités, mais aussi d’écrire. En effet, parmi le public qui assiste à ce type de rencontres, maints participants aiment la littérature au point de vouloir devenir écrivains eux-aussi. Ou, en tout cas, de pratiquer l’écriture en tant que moyen privilégié de la communication humaine. A l’époque d’Internet et des e-mail, écrire devient à la portée d’un nombre chaque fois plus important d’internautes. Nous appuyant donc sur les facilités accordées par la revue électronique Sens-Public et le site web de la revue Espaces-Latinos, nous avons proposé aux intéressés de rédiger quelques lignes autour de la légende de Faust et Méphistophélès. Ce choix est justifié en partie par l’actualité mondiale sur fond de guerre et de terrorisme, où la lutte entre "le Bien et le Mal" pousse G.Bush à traiter Ben-Laden de « Satan » ... et réciproquement! La littérature   -qui a fait du Bien et du Mal, de la Connaissance et du Plaisir, de la Mort et de l’Amour- la matière de ses textes classiques, offre une porte d’accès pour la compréhension de l’époque si dangereuse que nous vivons. Les élèves du Lycée Edouard Herriot de Lyon, par exemple, l’ont bien compris et, guidés par leur professeur d’espagnol, Madame Michelle Gavanou, ils ont collaboré, à partir du CDI de leur établissement, à cette tentative d’écriture collective. Voici quelques échantillons, tissés intertextuellement avec des collaborations d’autres intervenants et avec des citations des Faust classiques, signalées en caractères italiques-gras :

"QUI EST MEPHISTOPHELES ?", se demandent ces deux jeunes filles, Lola et Boubou, en classe de terminale. "En général nous disons, c’est le DIABLE. Mais nous pensons que chacun a son Méphistophélès ! Par exemple, pour l’enfant c’est le monstre qui vit sous son lit. Pour l’adolescent, c’est son professeur ou ses parents. Pour nous, c’est l’anglais, le terrorisme, la guerre... beaucoup de choses qui se sont incarnées en choses fictives. Eternel exclu... Je suis la mort, parce que je sais la limite de l’infini, et que c’est ainsi que Dieu meurt en moi1", leur souffle le grand poète portugais, Fernando Pessoa.

Le terrorisme, la guerre, mais aussi MEPHISTO-CANNABIS, suggère Pierre-Raphaël, du lycée d’Etampes. "Dans un de ses moments de dépression, le jeune Faust planait. Lui, doux rêveur, pensait mille choses, il rêvait d’utopies, fantasmait sur la vie, il voyageait au-delà de la réalité, traversant un monde onirique. Parfois, durant son périple, il se demandait s’il n’avait pas perdu le cap en empruntant ces sombres sentiers, s’il n’allait pas payer pour ces moments de plénitude offerts par Méphisto-Cannabis. Qui lui avait vendu cette substance? Quel était le pacte? Où était l’arnaque? Peut-être dans cette sombre caverne où l’imagination se condamne à des tourments qu’elle s’inflige elle-même!2 Lorsqu’il ressurgissait, imprégné d’émotions, pénétré de sentiments et qu’il les exprimait, ses pensées n’étaient alors pas comprises. "Faust n’est pas de ce monde" disait-on. "Il ne parle que de choses irréelles, il est fou." Sa vision du monde perçue comme subversive était donc incompatible au matérialisme de la société qui l’entourait ; on aurait voulu le neutraliser, par peur qu’il bouleverse l’ordre existant. Envahi par ce sentiment d’être comme un étranger sans but et sans patrie, tandis que pris de vertige et titubant, il avançait au milieu des tourments, avec d’un côté le sombre abîme de son âme et de l’autre la paroi rocheuse de ce monde sans issue,3 Faust adolescent se recroquevillait, se repliant sur lui-même, s’immergeant dans le crépuscule, condamné à renaître incompris..."

" Nous devons vivre pour mourir? Alors, à quoi cela sert-il de vivre ?" se demandent Stéphanie Ley et Charlotte Tournier. "Comment jouir de notre vie si nous ne pouvons pas la contrôler ? Le temps, depuis toujours, obsède les êtres humains. Méphistophélès est le seul qui puisse le contrôler. C’est-à-dire, pour nous, la mort est l’esclave du temps, et nous, nous sommes les esclaves de la mort. L’illusion de la vie est horrible, mais l’horreur de penser que la mort casse cette illusion et la change en réelle révélation de vérité certaine, quelle horreur !4" répondrait Pessoa .

            "Ecoutez, écoutez nos PETITS DELIRES..." nous proposent Leïla Fawal et Diane Gagneret:

Deux chocolats chauds, la vitre du café brille sous le matin. En face, le lycée, la façade un peu grise en automne. Deux adolescentes à une table, deux brunettes. L’une pense, les yeux dans le vague, puis lève les yeux.

- Si je retrouvais mes parents ?

Grand silence. L’air parle mieux que des mots.

- C’est dur d’être orpheline. Où que j’aille, j’ai si mal, si mal, si mal...5 Je veux dire... Je me mettrais à pleurer, je pleure, pleure, pleure, mon cœur se brise en moi.6 Je me jetterais dans leurs bras, j’ignorerais ma mère, mon père ? Qu’est-ce que je ferais ?

 

Ma mère, la catin,

Elle m’a tué !

Mon père, le coquin,

Il m’a mangé !7

 

- Tu demanderais à te connaître, tu leur demanderais...

- Justement. J’ai l’impression de ne plus connaître personne. Et sûrement pas moi. Hélas ! Hélas ! Si je pouvais échapper à ces pensées qui de toute part m’assaillent !8 Si une maison était en feu, je sauverais ceux en danger, je m’enfuirais ? Si je devais mourir, je me tuerais ? Dieu puissant ! Quelle détresse !9

- Moi non...

- Tu en es sûre, au moins ? Tu ne l’as pas vécu.

- Toi non plus, si ?

- A ton avis, c’est quoi, être quelqu’un ? Qu’est-ce donc qu’être ? Qu’est-ce que cet « avoir » de l’être ?10 Etre différent ? Les hommes sont tous pareils mais chacun est unique, c’est la vérité ou du charabia ? Tant d’autres êtres dans l’inconscience démesurée de leur inconscience !11 Moi je n’ai pas eu de modèle, et alors... alors quoi ? Qu’est-ce donc qu’exister -non pas nous ou le monde- mais exister en soi ?12 

- Alors, je n’en sais rien. On a tous des envies, des passions, des défauts... Lesquels ? ça dépend. Le métier, l’avenir, c’est quand même flou, on ne sait pas toujours. Parfois quand je pense à mon avenir un abîme s’ouvre soudain devant lequel titube mon être.13

Un de ces jours il faudra se connaître. Savoir ce que c’est, vivre. Il y a exister, et vivre. Et être... On saura. L’Etre est l’Etre : c’est évident. Mais Etre... Etre... Terme vide et gros d’absolus... Mais en lui-même... L’être est l’être... Transcendant le relatif et l’absolu. L’Etre est l’Etre ; c’est l’unique vérité.14"

            Or, pourquoi rechercher la connaissance ?, s’interrogent Marion Gautheron et Bryan Eliason, à l’instar de Faust :

"Pourquoi rechercher la connaissance ? Où peut-elle nous amener ? Que cherche-t-on à atteindre ? Je voudrais tenir en moi ce à quoi j’aspire obscurément : la pensée qui tout embrasse en une profonde et unique connaissance.15 Le mal est-il provoqué par l’extérieur ou avons-nous tous un Méphistophélès en nous ? Le diable est inséparable du tableau et affirme sa réalité, complémentaire de celle de Dieu.16 Peut-il nous apporter quelque chose ? Peut-il nous aider à atteindre nos buts, ou devons-nous le combattre ? Peut-on dire que la société dans laquelle nous vivons nous déforme et installe cette part négative en nous, ou cette dernière est-elle le propre de l’humain ? Le mal et le Malin sont l’exutoire nécessaire, la conséquence inévitable de la sainte existence de Dieu.17

Nous nous posons juste toutes ces questions sans pouvoir y apporter de réponses... Perdu au labyrinthe de moi-même, je ne sais plus quel est le chemin qui me mène d’ici à la réalité claire et humaine.18 "

            Pourquoi ne sommes-nous pas capables de répondre à ces questions qui nous concernent ? s’inquiète REDACTEUR I : L’essence du mystère, son horreur réside dans le fait de ne rien comprendre et de ne pas savoir pourquoi l’on ne comprend rien.19 Et si c’était justement l’incapacité de répondre à ces questions, à toutes ces questions... si c’était ça le Méphistophélès de l’adolescent ? Pour ce qui est de la belle jeunesse, jamais elle n’a été aussi impertinente !20"

Mais c’est peut-être la faute à MEPHISTODIEU ? répond REDACTEUR II. "Pourquoi implorons-nous Dieu ? Nous lui demandons d’exaucer nos prières, de réaliser nos désirs, d’accéder à nos demandes... Dieu puissant, aie pitié ! Dieu miséricordieux, viens-nous en aide dans notre détresse !21 Ne nous trompons-nous pas de personnage ? Ne prenons-nous pas Dieu pour Méphistophélès ? Le Diable n’est rien d’autre que la conscience de Dieu qui se ternit, un rêve que Dieu fait, un rêve désordonné.22 Pauvre Méphistophélès ! Être le Diable est pauvre !...23 Quelle imposture... Dans tout mouvement vital, les forces démoniaques se cachent derrière les qualités ordonnatrices.24"

            "Et puis, quoi encore" ! lui répond Méphistophélès (G.W.) : " On me prend pour un cul-de-lampe ?25 Est-ce que j’existerais si les hommes ne m’imploraient jamais ? Alors il faut bien que je les accable de temps à autre, et qu’ils succombent. Et que j’en sauve quelques-uns du désespoir pour humilier davantage tous les autres. "

            Mais dès que Méphistophélès s’en mêle, même anonymement, les ennuis et les calembours commencent :

" Faust s’y faut ! A la fin, la distance infinie. Pour l’heure, la correspondance. Par ce chemin, nous sommes loin encore du but.26 Échanger, trafiquer les paroles, pianoter et annoter, converser, faire durer le plaisir de l’intertexte. Travaille donc dans la nouveauté ! Car seules les nouveautés nous attirent.27 Que ne demanderions-nous pas pour observer par-delà les espaces et les temps ? Croix-Rousse et Bellecour se répondent, et c’est un monde de joie qui se diffracte et craint de voir les messages se perdre..."

            Effectivement, deux vaillants garçons, élèves du lycée Edouard Herriot (N.N. ??), après avoir rédigé un laborieux texte où ils faisaient mention explicite et courageuse de Méphistophélès, virent leur message perdu dans l’infini du Net informatique. La même mésaventure arriva à Nicolas Folch, poète et professeur de littérature, qui travailla pendant une heure sur l’ordinateur du cybercafé d’Espaces-Latinos (place Colbert), avant d’envoyer son texte... en Enfer, où il s’égara pour toujours. Furieux, à juste titre, il écrivit à Méphistophélès un e.mail de protestation. Voici la réponse du Malin :

" Permets-moi de rire de toi et de tes amis écrivains. Au Diable ces gens-là ! Je ne souffre d’être loué que par des hommes, et les plus hauts d’entre eux, seuls, savent parler de moi...28 Tu pensais que tu étais arrivé à pendre Faust dans la fourche de ton texte ; mais le texte s’est perdu... Tu as rêvé. Tes médiocres jongleries, ta prose poétique, ne seront jamais une corde suffisamment solide pour retenir mon cou. Mon vieux chien M. me m’a jamais laissé seul et il a pissé sur les circuits de l’ordinateur où s’est perdu votre exécution. Personne ne saura jamais ce qui s’est passé dans la première partie de cette histoire. Mais je vais te raconter ce qui arriva quand tu es sorti furieux du cybercafé. Cela t’a coûté un énorme effort de te concentrer au milieu de ce brouhaha pour tenter de me tuer avec tes amis en m’accusant de votre échec littéraire et, finalement, voir disparaître ton travail dans le néant. Permets-nous de rire, moi et mon vieux chien M. Ha, Ha, Ha ! Tu es parti sans voir que « cette larve transparente tombant de l’arbre » n’était que ma peau, une chrysalide de ma sagesse. Tu as bien écrit « obscurci par nos yeux » car dans l’obscurité de ta médiocrité tu n’as pas vu le papillon, un papillon diapré, l’hetaera esmeralda, qui t’a ensorcelé par son attouchement29, s’agitant entre les ombres de l’écran cybernétique. Tu n’as pas vu mon vol incroyable et mille fois supérieur à toute poésie, ni les merveilleuses couleurs de mes ailes nocturnes qui obscurcirent ton texte tandis que mon vieux chien M. (toujours très servile envers Faust) leva sa patte arrière et pissa sur les circuits... Kaput ! Ton texte et le Faust exécuté se sont perdus. Permettez-nous de rire de toi et de tes amers amis écrivains inconnus. "

            Il faut donc rire, de temps en temps, pour s’opposer au Malin. C’est ce que tente de faire Eléonore, peut-être inspirée par la randonnée en péniche sur la Saône et le Rhône à laquelle furent invités les écrivains participants à Belles Latinas :

« Fou, Rien et Personne sont sur un bateau. Personne tombe à l’eau. Rien dit à Fou : vite, vite, va chercher les secours. Fou décroche le téléphone et dit : Allô, je suis Fou et j’appelle pour Rien, Personne est tombé à l’eau. » La démangeaison du rire est irrésistible. Par une malédiction, il m’a toujours fallu éclater de rire devant les manifestations les plus mystérieusement impressionnantes.30"

            Finalement, les messages perdus furent retrouvés au Chili, dans l’Enfer du désert d’Atacama, par Francisco Aguilar, professeur d’espagnol. Bien entendu, Méphistophélès changea à sa guise les données des messages égarés  :

" CENDRES, LE POMPIER "

"Ballade dans les rues d’Arica par une douce nuit d’été. Extrême limite Nord pour les Chiliens. En vacances avec ma grand-mère Esperanza. Nous nous promenions vers le Morro, de là-haut nous pouvions dominer océan et désert. Soudain, il me sembla apercevoir entre les pierres un scorpion gris comme les cendres et je demandai à ma grand-mère si elle connaissait cette espèce. Elle me répondit que les gens d’ici l’appellent «Cendres, le Pompier ». C’était un petit Indien qui ne craignait pas les scorpions et qui prenait un grand plaisir à s’amuser avec eux. Jeu de vie et de mort. Lorsqu’il en capturait un, il l’amenait loin dans le désert, traçait une ronde de feu autour de sa proie. Il se réjouissait d’observer l’animal assiégé qui décidait, d’un geste presque héroïque, de diriger sa queue vers son dos afin de s’injecter le liquide fatal pour ne pas disparaître en cendres. Mais un jour, le jeu prit d’autres senteurs, d’autres odeurs, ce n’était plus un parfum de terre brûlée mais des émanations de soufre qui agressaient les poumons de l’enfant. Cette fois l’animal resta immobile, n’essaya pas de fuir, prenant plaisir au contact du feu, retour aux entrailles, aux racines, à sa raison d’être. Et tout d’un coup, dans le brasier devenu incandescent, le scorpion se transforma en un être inquiétant et attirant à la fois. qui proposa au petit indien un pacte : son âme en échange d’une vie meilleure, riche de connaissances et de plaisirs. Notre petit Indien pensa qu’il n’avait rien à perdre et dans une épaisse fumée grise le pacte fatal fut signé. Comme le Faust de Gounod, il aurait pu demander :

            A moi les plaisirs,

                        Les jeunes maîtresses!

                        A moi leurs caresses!

                        A moi leurs désirs!

                        A moi l’énergie

                        Des instincts puissants,

                        Et la folle orgie

                        Du cœur et des sens!31

         

Mais le petit Indien se contenta, modestement, de demander à être sapeur pompier... En effet, bien des années plus tard, après des rencontres, des études, des succès, l’Indien sans âme parvint à réaliser son rêve : être pompier à la caserne d’Arica. Il avait enterré au fond de sa mémoire ce lointain matin de février, tant de temps s’était écoulé depuis. Il se disait qu’il était devenu quelqu’un de bien, qu’il avait sauvé d’innombrables âmes des bras des flammes ardentes. Ce matin-là, il ne se sentit pas bien, il lui manquait des respirations et des horizons. Quelqu’un lui avait enlevé quelque chose au plus profond de son être.

Nous voici enfin au bout du voyage, au dénouement, moment où l’on paye ses dettes lointaines, une sorte de péage pour l’Au-delà. On l’avait appelé au petit matin, il y avait le feu à l’église San Marcos. Il s’occupa des manœuvres, encouragea son équipe et s’attaqua même en personne aux flammes. Mais subitement, il se retrouva entouré par une ronde de feu, il ne savait plus que faire, il ne savait comment se sauver, il ne savait où trouver le dard empoisonné pour mourir de manière héroïque.

Jamais on ne retrouva le corps de Emperador Estac. C’était son nom. La seule chose que l’on retrouva, après des longues recherches, ce fut un scorpion grisâtre qu’on baptisa «Cendres, le Pompier »

Bref, nous nous arrêtons ici pour cette première tentative d’intertexte collectif. L’année prochaine Belles Latinas proposera un  autre jeu intertextuel, ouvert à tous ceux qui se passionnent pour le jeu de l’écriture... et d’Internet.

  1. PESSOA 
  2. GOETHE 
  3. LENAU 
  4. PESSOA 
  5. GOETHE 
  6. GOETHE 
  7. GOETHE 
  8. GOETHE 
  9. GOETHE 
  10. PESSOA 
  11. PESSOA 
  12. PESSOA 
  13. PESSOA 
  14. PESSOA 
  15. PESSOA 
  16. T.MANN 
  17. T.MANN 
  18. PESSOA 
  19. PESSOA 
  20. GOETHE 
  21. LENAU
  22. LENAU 
  23. VALERY 
  24. T.MANN 
  25. VALERY 
  26. GOETHE 
  27. GOETHE 
  28. VALERY 
  29. T.MANN 
  30. T.MANN 
  31. GOUNOD 

 v







Le dédain arrogant de Vargas Llosa envers Proust et la Recherche est déplorable. Ce mépris est le produit de son incapacité personnelle à percevoir et à saisir la subtilité et la luminosité d'une œuvre axiale de la littérature contemporaine.








VARGAS LLOSA contre MARCEL PROUST

Dans mon article Proust et l'écrivain "afrancesado", je m'étonnais des déclarations de Vargas Llosa  à propos de son "dégoût" de Marcel Proust :

"Je n'aime pas Marcel Proust et pendant de nombreuses années je l'ai caché. Plus maintenant. J'avoue que j'ai eu du mal à terminer « À la recherche du temps perdu », un ouvrage sans fin que j'ai lu avec beaucoup de difficultés, dégoûté par ses très longues phrases, par la frivolité de son auteur, par son monde minuscule et égoïste, et, surtout, par ses murs de liège, construits pour ne pas être distrait en entendant les bruits du monde (que j'aime tellement).  (Journal espagnol El País, 19 avril 2020).

 Déclaration pour le moins stupéfiante, disais-je, s'agissant d'un écrivain comblé et flatté par l'admiration que lui portent des intellectuels comme Antoine Compagnon, "proustologue" parisien édité chez Gallimard.  En novembre 2017, Compagnon fit la promotion au Collège de France  (où il était Professeur de Littérature Française Moderne et Contemporaine)  des ouvrages du romancier péruvien publiés dans la luxueuse Bibliothèque de la Pléiade,  couvrant d'éloges une œuvre esthétiquement irrégulière et médiocre. "García Márquez écrivain naïf pour des lecteurs naïfs; Vargas Llosa écrivain médiocre pour des lecteurs médiocres", ai-je écrit dans un autre de mes articles, pensant au Douanier Rousseau, le merveilleux peintre "naïf", et au Livre X de La République de Platon ("le médiocre rejoint le médiocre".)

L'opinion de Vargas Llosa contre Marcel Proust, opinion dictée par sa pusillanimité et par la méconnaissance d'une œuvre transcendantale que, de son propre aveu, il a été incapable de lire correctement ( "Vous êtes selon moi le modèle du lecteur", l'avait  pourtant complimenté  Compagnon), pourrait rappeler Contre Sainte-Beuve, l'essai qui annonce le début de la  Recherche. Mais la comparaison est impossible entre le texte proustien, produit d'une extraordinaire sensibilité et d'une intelligence lumineuse, et la "pensée" obscure et incohérente d'un écrivain-reporter, publiciste vénal de l'Open Society, la société néolibérale qui a fait de lui son Captain America  pour protéger ses intérêts au nom de la "liberté". (Open Society en revanche strictement fermée à des écrivains "ennemis de la  démocratie" tels le poète Pablo Neruda ou le romancier Gabriel García Márquez, interdits de leur vivant d'entrer aux Etats-Unis, à l'instar de beaucoup d'autres artistes qualifiés de "leftist" par le FBI et la CIA .)

La lecture du dernier roman de Vargas Llosa -Tiempos Recios (2019)- mal traduit sous le titre "Temps Sauvages" (plagié du roman de Joseph Kessel, "Les Temps Sauvages", 1975), permet de confirmer la distance sidérale entre la haute qualité esthétique de la création proustienne et la platitude stéréotypée et grossière de la production de l'écrivain "nobélisé". Tout lecteur attentif pourra constater aisément que Temps Sauvages n'est qu'un récit  romanesque à la structure archi-conventionnelle, rédigé dans une prose monotone et ennuyeuse, surchargé d'informations pseudo historiques. Cependant,  Temps Sauvages présente un intérêt particulier : ce roman  pourrait être lu comme une confession inconsciente et involontaire de Vargas Llosa sur l'origine de son "big success" littéraire. Sans craindre d'être traité de "complotiste paranoïaque", sa mise en question des mécanismes médiatiques américains (qui inventèrent de toutes pièces un supposé communisme dans l’innocent Guatemala pour en justifier sa colonisation et permettre à l’United Fruit d'exploiter gratuitement les bananeraies du pays)  révèle, malgré lui, le mécanisme de son propre succès comme "best seller".

 En effet, ces mêmes forces toxiques qui propulsent la propagande idéologique des États-Unis, forces déployées non seulement dans le petit Guatemala mais aussi en Europe (l'héroïque journaliste Julian Assange est en prison pour les avoir démasquées), le transformèrent d’écrivain médiocre en romancier génial, défenseur de la liberté menacée par les "criminal communists". Et, au passage, le hissèrent comme exemple à suivre pour les nouvelles générations d’écrivains. C'est le but du label ridicule "living legend" qui lui fut décerné par l' US Library of Congress, et le sens du non moins caricatural Irving Kristol Award offert à Vargas Llosa par l'American Enterprise Institute, nid des néoconservateurs américains et vivier du think-tank de l'extrême-droite du Parti Républicain ("To Mario Vargas Llosa, whose narrative art and political thought illumine the universal quest for freedom"). Vargas Llosa, rappelons-le, chaud partisan de Bush et de l'invasion de l'Irak, fut reçu à Bagdad par le commandement militaire américain et salué en tant que Nobel Prize...en 2003, sept ans avant son couronnement par l"Académie suédoise !

La longue (et parfois risible) liste des récompenses octroyées au romancier (y compris l'argent accordé par un viticulteur milliardaire du Médoc : “C’est avec beaucoup d’émotion que Mario Vargas Llosa, s’est vu attribuer les 20 000 euros du prix littéraire Château La Tour Carnet 2019" ), porte le sceau mal camouflé de l’US Ideological Publicity Agency (appelons-la ainsi par souci de transparence). Ce sont les publicistes de l’Agency, à l’instar des journalistes occupés à  falsifier l’image du Guatemala au profit de l'United Fruit, qui ont conçu et mis en marche la machine médiatique qui a fait de Vargas Llosa le paladin du roman de la société néolibérale. Peu à peu, avec la complicité des éditeurs, le mécanisme devint automatique, fit "boule de neige" et enveloppa dans son inertie les dirigeants de nombreuses universités et académies, escortés par une masse de clercs littéraires et de journalistes irresponsables. Ils se sont laissé piéger et hypnotiser par ce qui apparaîtra dans le temps, au-delà de toute "théorie du complot", comme l'une des fraudes culturelles les plus dévergondées et cyniques de notre époque.

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